Le
temps d’apprendre à vivre
Georges-Emmanuel Clancier
par Béatrice Marchal
|
Béatrice Marchal, Présidente du Cercle Aliénor |
Ces
Mémoires couvrent l’histoire
personnelle de GEC de 1935 à 1947, marquée par des rencontres avec de nombreux poètes, écrivains et peintres de
talent. Elle est bien sûr inséparable de l’Histoire, en particulier de la
seconde guerre où son action dans la revue Fontaine
témoigne du rôle de la poésie dans la
Résistance.
Dans
un court Prologue, GEC justifie son projet d’autobiographie en montrant
précisément combien histoire personnelle et collective sont liées. Puis
commence son histoire personnelle, d’abord marquée par l’expérience de la
maladie. Si GEC a d’abord dû
« apprendre à survivre », la tuberculose l’a mené à la lecture :
« durant ces quatre ou cinq années depuis 1930-1931, je pourrais dire que
pour moi vivre s’était quasiment
identifié à livre ». Il appartient en outre à une génération dont les
pères ont été sur le front en 14-18. Ce qui n’est pas sans expliquer le rôle
salvateur que ces jeunes gens assigneront à la poésie.
Sa
réserve à l’égard de la politique n’a d’égal que son « élan pour et vers
une pleine libération, un plein épanouissement de la personne » : la
poésie lui semble « porter témoignage et incarner l’espérance » de
« l’aspiration humaine à la plénitude de l’esprit du cœur, du corps, de
l’être tout entier ».
Sur
l’enfant GE opère la bénéfique influence de ses grands-parents maternels,
Marie-Louise et son mari, Jules Reix, dont l’humour participe à l’éducation
politique de l’enfant. La vie à Limoges lui permet d’engranger les graines de
ses œuvres futures : ainsi de la fenêtre du studio de Robert Margerit, la vue qu’il découvre sur
l’« observatoire », dont la place est essentielle dans L’Eternité plus un jour.
1937,
paraît une longue nouvelle « La Couleuvre du dimanche ».
Après
la guérison, vient l’obligation de trouver un emploi : « moi, j’aurais
à seconder mon père dans son commerce ». Le 11 mars 1939, GE épouse Yvonne
Gravelat, interne des hôpitaux. Au grand dam de ses beaux-parents :
« Si au moins il avait pu la marier à un pharmacien ! Eh bien, non,
et elle épousait quoi ?...un poète ». La vision idéalisée que GE
expose alors de l’amour n’empêche cependant pas les jeunes mariés de se
préoccuper de leur avenir matériel : ils vont vivre à Paris où Yvonne poursuivra ses études afin
d’obtenir un poste en psychiatrie et GE passera son bac de philo (la
tuberculose l’ayant forcé à interrompre ses études après son premier bac). « J’allais « bachoter » sur
l’un des bancs du parc Montsouris… une fois refermés mes manuels de l’écolier,
je redevenais « l’écrivain » tout juste échappé de sa quasi-solitude
limousine et impatient de rencontrer les poètes et auteurs qu’il
admirait ». Il insiste sur la volonté qu’il a déjà « de [s]e vouer à
l’écriture d’une œuvre poétique et romanesque ». Au printemps 39, GEC
figure au nombre des poètes publiés par la revue Les Nouvelles Lettres , fondée par Jacques et Raïssa Maritain,
dirigée par le jeune Jean Le Louët.
Mais la guerre va contrecarrer le
projet du couple de rester à Paris, c’est le retour en Limousin. Plus que
jamais, GEC ne se pardonne pas d’être exempté du sort de ses amis mobilisés.
Après
Saint-Junien, où Yvonne remplace un médecin mobilisé, voici Limoges où elle
ouvre un cabinet de médecin généraliste. GE, toujours employé par son père,
poursuit sa licence de philo à Toulouse. Il va
obtenir un poste de secrétaire au Comité d’Organisation des commerces de
l’alimentation, le COCA, où il fera jusqu’à la fin de la guerre un travail
bureaucratique qui « l’ennuie ferme » mais lui assure un salaire.
En
juin 42, GEC est accusé, ainsi que Jean Cassou, d’être « poètes »,
« communistes et gaullistes ». La vie sous l’occupation se poursuit,
GEC évoque, entre autres, le sabordage de la flotte française à Toulon et du
Figaro à Lyon, en 1942. Début 1943 la naissance de Juliette est une lueur
d’espérance. A la suite d’un interrogatoire, à cause d’une lettre interceptée
en provenance de Tanger, GEC quitte Limoges avec femme et enfant, chez de vieux
amis au village de Ribière, dans une zone contrôlée par Georges Guingouin, le
« préfet du maquis » qui sauvera Limoges à la Libération. Vie à
l’abri des privations alimentaires, dans un calme relatif, marquée par la
nouvelle du débarquement allié en juin 44 mais aussi, du massacre de Tulle le
9, et le 10 d’Oradour-sur-Glane ; la terreur nazie et les massacres se
déchaînent. C’est également le début des règlements de compte, aux multiples
atrocités.
Limoges
est libéré sans combat le 21 juin 44. GEC s’amuse alors des réactions
inattendues et stupéfiantes de certains, Jean le Bail son maître vénéré, le
docteur Bauer…
Puis,
sur la recommandation de Marc Bernard qui fait valoir son rôle dans Fontaine pendant la guerre, GEC devient
rédacteur en chef du journal parlé de Radio-Limoges ; il prend son nouveau
travail de journaliste très à cœur : « je considérais que l’essentiel
de mon trav ail, une fois
préparées et assurées mes émissions personnelles, devait être l’élaboration
d’un plan de développement du journal radiophonique afin qu’il couvre
l’ensemble des activités de la région : sociales, culturelles,
économiques, etc ». GEC, qui ne parvient pas à être payé pour son travail
à Radio-Limoges, est engagé au journal Le
Populaire du Centre comme « grand reporter ». Il fonde avec René
Rougerie la revue Centres. Son
activité littéraire de GEC se poursuit, sont publiés plusieurs romans Quadrille sur la tour, La Couronne de vie et bientôt Secours au spectateur.
Vient
l’évocation avec la même lucidité indignée, en 45 de la poche de Royan, du
massacre de Sétif, d’Hiroshima et en 46-47, alors qu’à sa connaissance on ne
parlait pas encore de la Shoah, de l’attente au Lutetia des déportés en
Allemagne.
La
vie familiale est marquée par la naissance en 1946 de Sylvestre, et le travail
du journaliste par une grande enquête sur la décolonisation, par des entretiens
intégralement retranscrits avec Pham Van Ky, Jean Amrouche, Léopold Sédar
Senghor et Michel Leiris, au retour de sa nouvelle mission en Afrique.
*
Les rencontres
sont essentielles dans la vie de GEC. La
première, déterminante, est, en 1937, celle de Jean Blanzat (à qui sera
confiée, après la guerre, la direction des éditions Grasset) : il est
alors instituteur en région parisienne, GEC a lu de lui trois livres. Il va
devenir, par sa présence, ses paroles interrogatives ou encourageantes, son
« maître à penser ».
A
Limoges, le jeune GE fréquente l’association Les Amis de la culture, qui organise des conférences. C’est ainsi
qu’il rencontre Aragon en une première fois mémorable. Les Amis de la culture le conduisent aussi chez les Haviland, par
qui il va découvrir le théâtre et Shakespeare « à mon sens le plus divin
poète de toute la création ». GE noue aussi des liens d’amitié avec Robert
Margerit, alors critique littéraire du Populaire
du Centre. C’est chez lui, à Thias, que le couple Clancier sera
hébergé au retour de Paris en 1940.
A
Paris, un heureux hasard veut que Gabriel Audisio habite le même
immeuble ! Il met GEC en rapport avec Fernand Marc. Guy Lévis Mano accepte
d’éditer son livre de poèmes Les Visages
sauvés.
A
Toulouse, où GEC poursuit sa licence de philo pendant la guerre, il suit les cours
de Jankélévitch, avant que ce dernier ne soit forcé à se cacher ; il
s’arrête à Carcassonne près de Bousquet, le « veilleur de silence ».
Joë Bousquet, « le héros mystique emmuré dans sa chambre de Carcassonne, à
mes yeux preuve vivante de la toute-puissance de la poésie face aux forces de
la mort ». Sur ce lit où il gisait devant lui, GEC le voit
« victorieux du temps et, en ces jours où la France elle aussi gisait
détruite, victorieux de l’Histoire ».
Les
propos de ces grands esprits contribuent, envers et contre tout, à maintenir en
lui l’espoir.
A
Limoges, pendant l’occupation, G.E. fait encore la connaissance de Luc Estang,
un autre poète des Cahiers du Sud , il
travaille au journal La Croix replié là-bas ; naît entre eux, entre le
croyant et « le sceptique congénital », une « sympathie
disputeuse », liés par le rejet du nazisme et de ses alliés. GE
rencontre aussi l’homme de théâtre Maurice Jacquemont, replié à Limoges de 41 à
43, qui lui inspire l’amour du théâtre et l’envie d’écrire pour la scène : « il
me paraissait aller de soi que création poétique et création théâtrale
s’inscrivaient dans la même résistance à l’inhumanité ». Au début de la guerre, GE s’essaie au théâtre, avec
une sorte de fable en un acte et trois personnages, L’homme qui prenait le vent.
En
mars 44, GEC se rend à Paris où il est hébergé par Jean Blanzat et sa femme.
Mauriac s’y cache, la sympathie pour l’ «académicien résistant » est immédiate. L’arrestation de Jean Paulhan permet
de mesurer quel danger pesait alors sur ces résistants.
De
retour à Limoges, GEC reçoit la visite de Francis Ponge, qui lui propose d’être
le co-responsable du Front national (organisation paracommuniste) pour Limoges
et la Haute-Vienne, il refuse (ce sera Luc Estang).
On
notera que GEC se révèle un excellent critique de peinture : le premier chapitre débute par la description d’une
toile de Modesto Cadenas, assassiné par « ceux de la Phalange ». GEC
évoque « le lyrisme solaire de la toile » qui rappelle par un
contraste brutal, « la mise à mort de l’artiste assassiné pour avoir osé
rêver d’une fraternité de la beauté ». Il rencontrera d’autres peintres
qui deviendront des amis : Lucien Coutaud, Georges Magadoux, Jacquement, qui mourra prématurément. Si
Robert Margerit se présente aux yeux de GE uniquement comme écrivain, il est
également peintre et le chapitre XVIII raconte l’histoire plaisante d’un
tableau à double fond, qui cache derrière l’érotisme subtil de la première
image un nu des plus provocants.
Queneau
se présente à GEC en février ou mars 42, sa femme et son fils étant installés
pendant la guerre près de Limoges à Saint-Léonard-de-Noblat. Il lui fait
rencontrer son ami le peintre Elie Lascaux. Or, le beau-frère d’Elie n’est
autre que le grand marchand d’art, Daniel-Henry Kahnweiler, à qui ils vont
rendre visite à quelques kilomètres dans leur résidence le Repaire. « Ce fut un monsieur
à la courtoisie souriante et sereine qui accueillit en son refuge le jeune
poète muet de respect » et d’admiration devant les chefs d’œuvre de l’art
moderne que recélait la maison.
Il
rencontre à la Libération le grand photographe Izis, le poète Robert Giraud et, dans le Saint-Germain-des-Prés de l’immédiat
après-guerre, Antonin Artaud, Prévert ; il retrouve entre autres Queneau
(qui le présente au couple Sartre-Beauvoir), Claude Roy, Pierre Emmanuel,
Eluard…
Au-dessus
de tous, il y a Max-Pol Fouchet, l’ami
« qui me deviendrait si cher ».
*
Nous abordons ici le rôle qu’a joué Fontaine, grande revue littéraire de
la résistance intellectuelle. GEC, depuis
l’été 1940, a été membre du comité de rédaction, puis après novembre 1942,
correspondant clandestin de cette même revue.
GEC a été marqué par le meurtre de Federico
Lorca : « pour les poètes de ma génération, le meurtre de Federico Lorca
sonna la glas de cette espérance que nous avions d’un futur orienté par
l’exigence poétique ». D’autre part, il avait découvert dans les Cahiers du Sud « que la littérature
demeurait inséparable des valeurs de liberté ».
Dès
le premier chapitre intitulé « No pasaran » est clairement posée la
problématique du livre tout entier : que vaut, face aux forces de mort, la
littérature ? GE y revient de façon constante, tout au long de ses Mémoires.
On
comprend ainsi l’importance des revues – les Cahiers du Sud Fontaine,
Poésie 40, et plus tard Confluences
– « Ces petites revues
témoignaient, oh ! sans doute d’une façon aussi dérisoire qu’émouvante,
que malgré tout, la passion de la liberté, de l’intelligence, de la beauté,
comme une flamme vacillante mais tenace, continuait à luire », et cela
contre la fausse Nouvelle Revue française
dirigée par Drieu la Rochelle. Paris une fois aux mains de l’ennemi, se
dessinera une nouvelle géographie, provinciale et algéroise, pour la poésie et
ses revues.
Malgré
son intérêt pour les autres revues, c’est Fontaine
qui, aux yeux de GEC, se situera au niveau le plus élevé « d’exigence
littéraire, intellectuelle et civique ».
L’été
40 paraît le numéro 10 de Fontaine : GEC évoque quel « vigoureux antidote » il
constitua au découragement ambiant. Le numéro 11 témoigne « d’une même
passion pour la poésie – poésie que les circonstances nous faisaient plus que
jamais percevoir comme l’élan même d’une irréductible et fertile
liberté ! » mais « Fontaine se gardera de limiter la poésie à la
seule production d’écrits de circonstance, soit, en l’occurrence, de
condamnation de la tyrannie. Fontaine
tiendra à magnifier l’esprit de résistance intrinsèque à toute poésie
authentique » et c’est ainsi qu’un numéro spécial La Poésie comme exercice spirituel plaidera pour un poésie en quête
de la connaissance intérieure.
En
sorte qu’en janvier 1941, paraît à Alger le n°12 de la revue Fontaine, où se dessine « une sorte
de front des poètes, des écrivains,
des journaux, revues, publications oeuvrant, à contre-courant du pouvoir, pour
affirmer une résistance de l’esprit ». « Pour Fontaine, la défense de
la poésie était indissociable de celle des innocents persécutés, en
l’occurrence les juifs, non seulement traqués par les nazis, mais mis au ban de
la société par l’Etat français. Un texte de Max-Pol Fouchet… constituait une
sorte de manifeste », définissant « le sens de notre engagement
poétique à l’époque alors d’une déshumanisation forcenée ». Et GEC
d’ajouter : « Ces pages m’étaient preuves de la pérennité, envers et
contre tout, d’une vie à visage humain.
Elles m’aidaient à croire en l’avenir, malgré l’horreur régnante : demain
rejetterait au néant le monde de crime et de mort qui nous emprisonnait ».
Septembre
1941 est marqué par les rencontres de Lourmarin, organisées par l’association artistique Jeune France sous l’égide de Pierre Schaeffer et Emmanuel Mounier.
« Je tenais Emmanuel Mounier en grande estime » pour les thèses
exposées dans sa revue Esprit « en
quête d’un progrès social soucieux de respecter la liberté de la personne
humaine ». Outre Pierre Emmanuel et Loys Masson, GEC y sympathise avec
Max-Pol Fouchet : « Ma rencontre avec Max-Pol Fouchet fut
enthousiaste et fraternelle ».
1943 marque
une étape dans l’action résistante de GEC : la revue ne parvient plus dans
l’Hexagone ; GEC, qui souffre d’être coupé de l’action collective
de résistance intellectuelle, projette de publier
un cahier d’hommage à Fontaine mais
doit y renoncer, notamment sous la
pression d’Aragon qui « régnait
sur l’ensemble de la jeune poésie de résistance ». C’est alors qu’un bref
message adressé de Tanger par Georges Blin demande à GEC de recueillir des
textes, de les lui envoyer afin qu’il les communique à Max-Pol Fouchet pour les
publier. GEC accepte cette mission, sans savoir encore comment il va l’assumer.
Queneau, Leiris seront les premiers à lui fournir des textes.
Pour
déjouer la surveillance, GEC ne manquera pas de varier les lieux d’où il
postera ses envois destinés à Fontaine.
Il n’en reste pas moins sujet parfois à de vives angoisses au cas où il se
ferait prendre.
Quand il recevra, à l’automne 44, l’ensemble des
numéros (25 à 36) de Fontaine parus
depuis novembre 42, GEC se jettera dans leur lecture, tel « un homme
affamé ». Il y retrouvera entre autres deux poètes nouveaux, Francis
Ponge, avec Le Parti pris des choses
et Eugène Guillevic avec Terraqué,
admiratif plus que jamais de « l’engagement fervent » de son ami
Max-Pol Fouchet : « ce m’était une joie de reconnaître dans la
plupart des cahiers la présence des écrits que j’avais envoyés clandestinement
comme « autant de bouteilles à la mer ».
Notons
encore que dès la fin de 1943 étaient parachutés par la Royal Air Force, mêlés
aux armes dans les containers, des exemplaires miniaturisés de Fontaine qu’un maquisard pouvait tenir
dans la paume d’une main : « c’était une autre arme, celle de
l’esprit, celle de la pensée, de l’imagination et de la poésie ».
Les
commémorations que GEC dépeint ensuite avec finesse montrent que la résistance
intellectuelle et spirituelle est une résistance qui est restée secrète et n’a
pas été reconnue. Au lendemain de la guerre, GEC continuera avec plaisir sa
chronique sur les livres de poésie dans Fontaine.
Le Temps
d’apprendre à vivre est un document
d’importance sur l’histoire collective autant que sur le rôle de la
littérature, à travers la revue Fontaine,
pendant la guerre.
Il
faudrait encore parler de personnages originaux dont GEC narre l’étonnante
histoire, comme le cousin Vassili ; d’anecdotes hautement comiques. Le livre
est à cet égard composé d’une grande variété de tons. Par exemple, le chapitre
XXI, qui relate la visite du Maréchal Pétain à Limoges, est remarquable par la
colère à peine contenue, l’ironie cinglante d’un Clancier dont l’esprit
critique est plus aigu que jamais.
Ce
qui frappe, c’est l’acuité du sens critique,
l’ouverture et l’honnêteté d’esprit d’un homme ennemi de toute position
partisane, qui appelle de toutes ses forces « l’avènement du Bien ».
Béatrice Marchal