Prix Aliénor. Jean-Pierre
Thuillat
Présentation par Béatrice Marchal
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Béatrice Marchal |
Dans les Ruines (éditions L’Arrière-Pays, 2014)
Nous aurons trop dormi
entre la neige et ses
feuillages
là où les oiseaux du
matin
se perdent au moindre
coup de vent.
Voici venus les temps du
soufre. (p.
53)
La résonance de ces vers après les attentats du
13 novembre n’en confirme pas moins l’importance première du vent : Dans
les Ruines est en effet un
livre de vent, comme le définissent l’exergue empruntée à Christian Bobin et le
beau dessin initial d’Isabelle Raviolo. Oui, un livre fait de vent, si léger
que le vent l’emportera sans tarder, semble dire son auteur. Pourtant, dans le
poème liminaire, placé en avant des trois parties, Jean-Pierre Thuillat affirme
que si, artisan des mots, il n’a pas démérité de son père qui était, lui,
artisan du bois, son travail de poète n’en est pas plus noble, n’en a pas plus
de valeur pour autant. Sa comparaison du livre avec un meuble fabriqué se
poursuit jusqu’à la dernière strophe, « la patine des ans » que l’un
et l’autre devront attendre témoignant d’une forme de pérennité. D’emblée se
trouve donc posée une interrogation essentielle, celle de la transmission entre
les générations humaines, interrogation que vont décliner trois parties
successivement intitulées « Marmailles », « Dans les
Ruines » et « Mutants » : nos enfants, nos
« marmailles » comme on les appelle à La Réunion, sont des
« mutants », pourront-ils observer la même fidélité à l’égard de
ce dont nous avons hérité ? Et dans un monde où tout est inéluctablement
promis à la ruine, à quel avenir nos écrits peuvent-ils prétendre?
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Jean-Pierre Thuillat, Béatrice Marchal, Guy Chaty |
La première partie est
habitée de multiples enfants : « Marmailles » bien sûr, ces
petits-enfants dont la venue n’est pas, malgré certaines ressemblances
troublantes, remplacement des « morts qui nous habitent », « ils
viennent en plus ».
Mais il y a aussi l’enfant
qui survit dans le poète : « Nous délivrerons-nous jamais/de cette enfance… » ;
l’acuité et la pureté de ses souvenirs lui permettent de rester fidèle à sa
vérité : « il nous importait peu que l’or/fût l’étalon d’un monde
adulte », indifférent aux « vraies tâches dérisoires » de
ce dernier.
Si la « barbarie de
l’enfance », souvent cruelle, est réelle, elle ne reste en définitive,
avec ses guillotines et ses sentiers de guerre « pour rire », que
jeux dénués d’hypocrisie, sans enjeux de destruction.
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Jean-Pierre Thuillat |
Il ressort de Marmailles que la vie de l’enfant peut ne pas
mourir, quand nos souvenirs en gardent la magie, quand, malgré le temps qui
« s’étiole » inexorablement, le regard « demeure/ fidèlement aux
croisées de l’enfance ». Le malheur lui-même « entrouvre/au fond des
yeux d’enfants/ [d]es portes » où l’art saura puiser matière. Assurément
c’est dans l’enfant, si vieux soit-il et à quelque époque que ce soit, que
subsiste la force de création. « Ce qui existe », nous n’avons chance
de l’appréhender que dans un éclair fugitif, « seulement dans les yeux
d’enfants/ le matin/ au premier réveil ». Comment s’étonner dès lors que
les morts dont nous chérissons la mémoire aient « des visages d’enfants/
bien vivants/ même souriants » ? Comment s’étonner aussi que
« ce qui compte/ n’a pas de nom », si ténu et si libre, qu’aucun
vocable ne peut le rejoindre ni le réduire.
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Jean François Blavin |
Omniprésente
dans la seconde partie, la nostalgie est d’abord celle de temps médiévaux chers
à Jean-Pierre Thuillat, qui la rend d’autant plus poignante qu’il en évoque
discrètement les amours enfuies. Cette nostalgie se fait « plainte »
quand il déplore l’oubli des troubadours, Bertran de Born, Bernard de
Ventadour, et de leur parler « qui avait réveillé les gens d’ici ».
Oui, le temps s’en va, d’où
ce cri qui résume la contradiction à laquelle se heurte notre condition : « Précipités
dans l’éphémère/nous qui ne vivions/que pour la permanence ! »
Cependant, pour éviter à la
nostalgie de devenir pesante, l’humour prend le relais, un humour qui se fait
ironie grinçante dans « Mémorial pour le siècle XX » (lire p. 36), et
tourne carrément à la farce dans l’évocation d’un Dieu fatigué de sa création
et « parti jouer/ailleurs dans l’Univers ».
La prédiction est terrible : « nous nous retrouverons
seuls/plus nus que ceux de la Genèse/éperdus de ce vide soudain », le
désarroi sera total dans un monde dont nous percevrons « la cruauté d’une
mer déchaînée ».
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Guy Chaty, Colette Klein, Jean François Blavin |
Aussi sommes-nous bien au milieu des « ruines », « dans
les ruines », archéologues du passé qui anticipent celles du futur :
« Où que nous allions/nous marchons/ sur les décombres de demain ».
Sur le plan individuel, c’est la mort qui nous guette, compromettant la
tentative de survie : « pour qui écrire/quand partout l’ombre/dissout
le visage des roses ? ». Le découragement, plus précisément le
désenchantement triomphe : « Nous aurons beau dire et beau faire/ les
temps sont abolis du partage et du miel ». Face à « la misère du
monde », « les paroles ont un goût d’amer » : le poète se
défie d’elles, tenté par le silence et la fuite hors « de ce monde »
pour partager le sort des plus déshérités ou vivre jusqu’à la mort son fidèle
amour – « nous serons encore deux »…
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Colette Klein |
Pourtant, malgré la
désespérance évidente, subsistent des lueurs d’espoir : « Ce qui
perdure/habite l’invisible ». S’il nous semble user nos forces à cette
quête, reconnaissons pourtant qu’en y prenant garde, des signes insistent qui
demandent à être déchiffrés, comme l’évoque le beau poème « Spleen du
soir ». (Lire p. 40)
Cette désespérance
n’occulte ni n’entame un art de vivre qui consiste à se satisfaire des limites
du « jardin/de ses pères », à n’accepter aucun luxe,
« insulte aux milliards/d’affamés », avec, pour seul
trésor, la mémoire et le « désir de comprendre » ; art de
vivre lui-même adossé à ce credo : « Seule vérité / le
temps/que l’on met/pour grandir ».
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Jean-Pierre Thuillat |
« Mutants », la troisième et dernière partie,
significativement placée sous l’autorité d’Aldous Huxley et de Michel Serres,
fait le constat d’une jeunesse radicalement différente, séparée de ses pères
par un rapport nouveau à la langue, à l’espace et au temps : « le cri
des paroles se perd/dans le brouhaha des images./ Que pourrons-nous vous dire
encore/ étranges étrangers nos fils/ si vous avez perdu la clé/ qui conduisait
à nos mémoires ?» Jeunesse « pressé[e] de partir », toujours en mouvement,
étrangère aux trésors que révèle au poète la patience, mais qui s’en
désintéresse au point de sembler les annihiler, d’où ce cri, non exempt de
stupéfaction ni de désarroi, où culmine le sentiment désenchanté d’une perte de
repères : « Que ce qu’on a cru, n’ait plus cours ! » Le
regret du poète d’être incompris par d’ « hypocrites lecteurs » qui
refusent de voir en lui « [leur] ombre, [leur] reflet » aimant et
compatissant se mue en élégie… avant le sursaut final : « Et
pourtant… ». Jusqu’au bout, le poète se battra, le désespoir et la mort
n’auront pas le dernier mot : « Vos tempêtes, je les apaise d’un
soupir et je refais surface à la barbe des dieux ».
En dépit de constats négatifs qu’il
dresse, tout au long du recueil, avec lucidité, le poète Jean-Pierre Thuillat
ne renonce pas. Sa poésie, tout en finesse, qu’il définit lui-même comme
essentiellement intuitive, n’en confirme pas moins son recueil comme un livre
de vent, parce que cet élément, qui le hante, n’est pas à ses yeux facteur
d’une absolue dépossession : « Apprivoiser le vent/demeure notre
espérance » ; le vent peut s’avérer une aide à qui tente, en
« recueill[ant] les mots/des morts », de retenir la richesse de notre
présent, afin d’y raviver les lumières du présent qui fut le leur. Si fortes
que soient les apparences incitant au découragement, le poète poursuivra ses
efforts et maintiendra son cap, car ce qui seul importe, c’est que, envers et
contre tout, « au-delà du naufrage perdure un fragment de
parole » !