vendredi 14 juin 2013

Michel Passelergue  Prix Aliénor 2012

Avant de présenter Lontana in sonno (publié aux éditions Aspect), qui a obtenu le Prix Aliénor 2012, il faut mentionner, pour mieux comprendre son écriture, que Michel Passelergue a été marqué par le surréalisme (son professeur de philosophie en Terminale était Georges Limbour, membre du premier groupe surréaliste). Ses premiers livres, Erosion, Nyx (1969) en témoignent et la suite de son œuvre en gardera trace dans la hardiesse de ses associations et de ses images : ainsi cet orage « tuméfié de silences » (4).
Ajoutons qu’en 1981, Michel Passelergue rejoint le groupe Phréatique qui anime la revue à tendance transdisciplinaire de Gérard Murail. Il se tourne alors vers le poème en prose, forme qu’on retrouve dans les deux ouvrages d’importance que sont Lettres à Ophélie (2004) et Lontana in sonno (2010).

La gestation de Lontana in sonno
Dans plusieurs extraits de son Journal de traverse (2003-2012), Michel Passelergue évoque la difficile gestation de son recueil, qui a duré dix-huit mois, après la mort de sa mère. « Quand j’ai enfin pris conscience de la nécessité d’affronter à mots nus les images obsédantes liées aux circonstances de la mort de ma mère – images qui faisaient écran, m’empêchaient de mener à son terme un poème dédié à la « vie inextinguible » - j’ai pu écrire, avec une spontanéité qui m’a surpris, le premier poème de Lontana in sonno. »
Quant à son titre, il a été emprunté à Pétrarque : « un titre auquel je dois peut-être le déclic préalable, et qu’un heureux hasard m’avait suggéré quand j’avais découvert l’œuvre du compositeur suédois Anders Hillborg destinée à la voix d’Anne-Sofie von Otter et basée sur des poèmes de Pétrarque. De l’un de ces poèmes, Hillborg avait retenu trois mots pour titre de sa partition : Lontana in sonno (Lointaine dans le sommeil). Mon futur poème-requiem ne pouvait recevoir meilleur intitulé. »
Les poèmes du recueil obéissent à une chronologie qui fait sens ; ici encore, le Journal de traverse permet de préciser les circonstances et quelques étapes de sa composition. Les six premiers poèmes sont issus « d’un impact violent : l’agonie, la mort, le deuil […Ils] relatent le drame avec réalisme – je veux dire de manière à offrir de la réalité une prégnance toute magnétique, exacerbée par des images projetées avec violence sur l’écran des mots et par les aspérités d’une langue travaillée dans la raucité, la déchirure. Comme dans Lettres à Ophélie, aucune image gratuite mais le choc de choses vues, de détails troublants au fond de l’ombre. Le vécu de ces jours où le temps lui-même semblait m’avoir quitté, pour me laisser sur la rive. » Ainsi le poème 2, qui retrace le trajet en ambulance vers l’hôpital, dans la nuit du 7 octobre 2008.
Le poème 6 est, quant à lui, une évocation de l’enterrement : « Tu descends dans le froid avec la rose… » Ces poèmes se caractérisent par une juxtaposition de notations, qui leur donnent force et pudeur. La violence de l’agonie est évoquée de façon discrète mais réelle, par un vocabulaire de la déchirure, qu’elle soit extérieure – « porte éventrée, brèche, tranchant… » - ou intérieure « sommeil fracturé […], taraudé par ce qui s’effrite, se dilacère en toi » ;  s’affirme aussi l’expression du dépouillement, qu’il concerne la mourante ou ses proches « égarés en guenilles »(2), voués à « des nuits en haillons »(12). Quant à la mort, elle est marquée par un mouvement d’arrêt, l’invasion de « l’obscur » ou encore la neige de l’oubli : « ton vaisseau encalminé, lourd d’amnésie s’ouvre au flot montant d’un sommeil de neige pure » (4).
Les derniers jours d’agonie à l’hôpital sont évoqués comme une traversée à la voile, la dérive d’une embarcation : « Nous avons traversé l’étoffe noire des heures, à mémoire basse, l’œil sur un hublot trembleur[…]La nef écarlate maintenant file bord sur bord à voile feutrée » (2). Cette navigation a lieu à l’automne (la mère meurt le 10 octobre 2008), saison dont l’évocation fréquente (environ dans un poème sur deux) tend à en faire un milieu liquide, sorte de fleuve qui emporte « dans [son] flot » une « nef désemparée », sensible encore à la beauté de ses « rives en fusion » ; la mort est le passage « de l’autre côté de l’automne » et s’inscrit dans la même image : « Tu as franchi la ligne sous des rayons éperdus, dans un automne sans fond », qui mène naturellement à l’hiver, avec sa neige qui rappelle la pâleur de la mourante.
Pour continuer, le poète a pratiqué « quelques coups de sonde dans la mémoire profonde ». Ainsi le poème 7 est-il inspiré par une photo de la mère, avec Michel bébé dans les bras, alors que Paris était occupé et les alertes très fréquentes : « La photographie datée du 28 mai 1944, redécouverte à la faveur d’un agrandissement – mais surtout parce que je la regarde après le drame – a donné au septième poème une impulsion efficace ».
Le poème 9 tire la force particulière de son émotion d’un terrible souvenir, l’annonce que, le 12 avril 2000, le poète a dû faire à sa mère, de la mort imminente de son frère aîné, Daniel (qui aurait eu 70 ans le 5/10/2008, cinq jours précisément avant la mort de la mère). Le cadet se rappelle, avec l’empathie d’un immense amour, la douleur du souvenir. « Sous l’atroce lame qui te déchire, tu n’as plus qu’un rien de parole […] L’enfant englouti, la plaie du temps s’ouvre […] Avril a saigné de toute sa lumière froide sur tes tempes.[…] Tu iras […] vers une nuit oblique, ta main cherchant toujours l’enfance derrière un visage évanoui ». Jusque dans le coma de l’agonie, la perte de ce fils reste « cette pointe, au tréfonds d’une nuit viscérale, qui viendra perforer ton dernier éveil d’enfance, vrillant l’écorce d’oubli ».
Le dixième poème restait insaisissable : « après tant d’échecs, je le pensais inaccessible, échappant à toute tentative d’écriture – et puis il s’est écrit, ce dixième moment du cycle Lontana in sonno… », à la faveur d’un séjour, l’été 2010, dans la maison de famille à Meschers, au bord de l’océan. « Les quelques ébauches notées un mois plus tôt à Meschers, donc sur le motif, ne proposaient qu’une assise bien fragile à l’édification d’un poème. Pourtant, j’y retrouve les éléments qui ont fini par se cristalliser dans les images les plus prégnantes : la maison, la forêt, le jardin, les fougères, la fenêtre « à vif », le rouge-gorge, l’estuaire au loin. Ce qui m’a rendu la tâche difficile résidait peut-être dans la nécessité de faire entendre cette fois une parole moins tendue, moins crispée que dans les poèmes qui ouvraient le cycle. Il me fallait admettre qu’un certain apaisement allait se percevoir, à l’image de ce lieu calme qui semblait retenir sous son ombre deux années d’une mémoire en suspens. A ce prix, le poème pourrait trouver la forme qui serait la sienne et que trop de tentatives infructueuses n’avaient su mettre à jour ».
Le onzième poème est né de ces mots , « labeur d’ombre », surgis dans l’esprit du poète lors d’un concert aux Serres d’Auteuil. Ses textes en effet sont souvent nés de notes prises au hasard de ses promenades et de la vie.
« Le onzième poème achevé – après une recherche longtemps infructueuse – il m’est apparu que le cycle Lontana in sonno trouverait sa conclusion naturelle avec une douzième page. Le travail de mémoire à l’œuvre dans la seconde moitié de l’ensemble avait suivi une chronologie qui, de 1944, m’avait ramené à octobre 2008. Irrésistiblement il m’avait fallu revenir, cette fois par un véritable poème en prose, à ce qui formait la matière du Carnet pour l’inextinguible. Restait à clore Lontana in sonno en portant un regard rétrospectif sur la déchirure qui avait traversé les premières pages. A la lecture tout se passerait comme si une année s’était écoulée – douze poèmes comme douze mois – alors qu’en réalité deux années me séparent de ces journées d’octobre ».
« Maintenant que je peux appréhender dans sa totalité le cycle Lontana in sonno – qui m’a occupé pendant vingt-et-un mois – je suis frappé par le jeu dialectique incessant entre lumière et ombre, révolte et accablement comme par le va-et-vient entretenu par des visions d’enfance et des moments crépusculaires. Vibrations sensibles et temporelles qui n’affectent pas le mouvement général du poème-tombeau (non-prémédité), lequel nous mène de la violence douloureuse des premières pages à l’expression plus apaisée des dernières […] Les douze poèmes de Lontana in sonno sillonnent le champ temporel suivant des chemins de traverse, alors qu’une chronologie bien linéaire se dégage de l’ensemble : évocation des derniers jours de ma mère et de l’enterrement dans les poèmes 1 à 6, puis coups de sonde dans les couches profondes du passé pour les six derniers (depuis mes années d’enfance, avant de retourner à l’automne 2008). »

Un poème-tombeau
6
« Repose en secret. La terre nous est d’enfance, toute lumière à rebours sous la peau. Tu descends dans le froid avec la rose, sous des voix qui s’éteignent. Les arbres tournent leur motet d’ombres. Aux nuages sans retour nous avons reconnu un lointain qui nous manque et nous brûle. Avant de voir s’ébouler le mur dernier, s’obscurcir le miroir des jours, il reste ce peu de mots serrés dans la main du silence. Tout le sang du plein midi sucé aux rousseurs d’octobre – et nous ne vivons plus que des blessures de ton sommeil. Repose en nous, dans l’eau immémoriale, dormeuse au temps étouffé ».
Considérés dans leur ensemble, les douze petits poèmes en prose de Lontana in sonno composent une complainte funèbre « murmuré[e] au bord du temps » pour la mère, « lointaine dans le sommeil »… mais toujours présente. La richesse du vocabulaire musical atteste la passion pour la musique d’un poète qui a écrit L’Oreille absolue et qui a collaboré avec des compositeurs : aussi son recueil résonne-t-il, à chaque étape, d’une forme musicale bien particulière, que ce soit le « thrène assourdi » du couloir d’hôpital, la « cantilène d’oubli qui emporte [la mourante] vers des sables lointains, en terre de silence » (5), le « motet d’ombres [que] tournent les arbres » au cimetière ou la douleur du deuil, qui revient « comme autant de litanies secrètes, au vif des mots dispersés » (9).  Ces termes musicaux, souvent empruntés au domaine religieux, accréditeraient l’idée que la musique a pour Michel Passelergue valeur de religion – la seule religion qu’il reconnaisse passe pour lui à travers la musique ; et de façon générale, parce qu’écrire consiste à « insuffler l’indicible », écrire assume sa parenté avec la musique : « écrire, filer cantilène engloutie ou rechant d’agonie » (11) ; comme la musique, l’écriture naît du silence et y retourne : il ne restera, au dernier poème, que « longue veillée de murmures, bruissement d’érable à peine éclos » mais résonnera longuement ce qui se sera communiqué à nous.
 A travers ces chants de deuil, nous aurons compris que la mort est un poignant mystère : nous vivons « au bord du fleuve qui nous baigne de son ailleurs » (3) et « aux nuages sans retour nous avons reconnu un lointain qui nous manque et nous brûle » (6). Ce mystère, délié de foi en une transcendance, confine à l’angoisse et au vertige, ainsi que l’évoque cette « paume [de la mourante] tournée vers la seule étoile absente » (2) ou le « ciel déraciné » (12) de ceux qu’elle laisse.
La mort se révèle en fait accès à un ordre autre : « La vie se ferme, un miroir s’ouvre » ; cet ordre, c’est celui de la transparence :  « Après oblation à l’obscur, ascèse sous la lampe, nous ne respirons que par transparence »; si elle évoque manque et déperdition, il semble toutefois que rendue par une liquidité qui capte les reflets, et associée au sommeil, l’image la plus proche de la mort, cette transparence « ouvre » à une forme de connaissance plus pure, plus originelle – « ton vaisseau encalminé […] s’ouvre au flot montant d’un sommeil de neige pure […] Ton front éclaire la chambre d’une enfance crépusculaire » (4), « tu vois de source, cheveux trempés dans le sommeil » (5).
La mort va au moins permettre de libérer tout l’amour accumulé qui n’a pu se dire : ce « flot obscur » que le poète a contenu, « gorge serrée sur des mots » d’une puissance d’autant plus saisissante qu’ils auront été retenus, voilà qu’il doit leur laisser libre cours de sorte « à vriller toute écorce d’absence » (5), - « tant de mots à fendre l’écorce » (8)… L’agonie se révèle ainsi comme l’occasion d’écrire, elle est le trop plein de souffrance dont il faut tenter d’extraire le poème : cet estuaire que le poète dit attendre qu’il « s’ouvre enfin à même la voix perdue »,  c’est l’estuaire de la mort où se perd, à son terme, le fleuve de la vie et la voix de la mère mais c’est aussi la plongée dans l’écriture pour celui qui, devant la mourante, est menacé d’aphasie et ne « peu[t]que balbutier des paroles sans lumière ». Si la maladie et la mort sont silence, il y a, au sein de ce silence et du dépouillement le plus extrême, l’attente, chez le fils, d’une parole libératrice. 
D’autant que le rapport à la mère est, depuis la prime enfance, un rapport aux mots, grâce à la lecture et à l’écriture que, la première, elle lui a apprises. Le poème 8 l’exprime clairement : « Un alphabet m’éclairait, de ta main. Envol ou déchirure, chaque vocable devenait visible, le fil d’encre écoutait – c’était l’eau vive. Enfant, je frôlais l’obscur, le grain d’une langue. Tu tournais le silence vers l’intérieur, et j’entendais vibrer, syllabe après syllabe, la lampe murmurante ». C’est par conséquent de la mère qu’il tient la clef d’une lisibilité du monde et de lui-même, c’est elle qui lui permet de lier, par l’intermédiaire des motifs de l’eau et de la lumière, les mots à la vie ; c’est elle qui donne au poème, par leur truchement, cette « vertu éclairante » que, dans son Journal de traverse, Michel Passelergue lui reconnaît, à l’instar de Salah Stetié.
Mais de la même façon, la disparition de la mère risque de priver le poète de cet éclairage indispensable et vital, laissant « soudain épars, indéchiffrable brouillon – le poème suspendu, à vivre aujourd’hui d’absence et de brûlures » et partant, laissant « indéchiffrées nos cicatrices, nos failles intérieures »(12). Mais le salut ne pouvant advenir sans que soit faite mémoire du monde de la mère, il faut donc résister et, par les mots, par le poème précisément, tenter de perpétuer cette  « lueur lointaine à vivre, ta présence ». Car les mots constituent un guide aussi sûr que l’enfance, ils permettent de traverser ce qui sépare.
Ecrire devient alors œuvre de vie : « Ecrire […] labeur d’ombre sous la langue. Pour débusquer, au secret de mots à la dérive, mémoire en grains, un cri à l’état naissant ». On comprend dès lors la différence qu’opère le poète, à la dernière page, entre devenir, durer, survivre – survie que seule permet l’écriture, parce que, grâce à un regard d’enfance, celle-ci est essentiellement en prise directe sur le monde, elle rétablit un rapport originel à la terre – « la terre nous est d’enfance » ; par là même, elle nous restitue « le monde évanoui que [la mère] serrai[t] dans [s]es bras » : « Les mots au plus loin des lèvres, la voix derrière l’ombre, devenir manquait de sève. Durer était question d’oubli. […] Si nous survivons, c’est dans la proximité des pierres et d’un humus assez noir pour que lève l’improbable ». 
Quatre photographies (en comptant celle de la couverture) ornent le recueil ; elles ont été prises sur la plage de Meschers par Michel Passelergue, sensible à ces œuvres d’art que la nature dessine sur le sable quand la mer se retire ; éclairées par la lumière rasante du couchant, sans doute lui évoquent-elles la complexité et la beauté de nos vies, dont on ne sait sur quel large débouche l’estuaire, suggéré par la dernière photo.
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Le temps étroit, Ombres portées, ombres errantes et Lontana in sonno  forment le « Cycle des Ombres » (bientôt augmenté de Miroir sans issue) et constituent autant de recueils inspirés par la mort des êtres qui furent si chers, ceux de la proche famille – le frère aîné, la mère, successivement disparus en avril 2000 et octobre2008. Michel Passelergue évoque, à travers ces textes, combien l’ont marqué ces événements et quel amour fut le sien. Les poèmes nés de ces deuils sont en effet une manière d’exprimer cet attachement, sa profondeur et sa force ainsi qu’une façon de dépasser la disparition et d’assurer une forme de survie à ceux qui vivent toujours en lui. A travers le poème-tombeau, le fils fait reposer en lui chacun de ces « dormeu[rs] au temps étouffé », « dans l’eau immémoriale » garante de « la vie inextinguible », qui, rappelons-le, était le titre d’un poème ébauché quelques heures avant la mort de la mère, poème demeuré inachevé mais duquel sont nés Carnet pour l’inextinguible (in Ombres portées, ombres errantes, éditions du Petit Pavé, 2011) et Fragments pour l’inextinguible (paru en 2012 aux éditions La Porte). Les  « Chansons du long sommeil », trois brefs poèmes qui composent la dernière partie de ces Fragments pour l’Inextinguible, ont été écrits le 10 octobre 2011, soit le jour du troisième anniversaire de la mort de la mère, en écho à Lontana in sonno :
1
Fracturée, cette nuit sans ressac,
saignant d’écume sous les draps.

Mots à vif dans leur blancheur éperdue,
toute la chambre s’est éteinte.
L’encre brûle encore à l’intérieur.

Béatrice Marchal

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