Présentation par Béatrice Marchal du prix Prix Aliénor 2014 attribué à Max Alhau pour son recueil Le temps au crible, Éditions l'Herbe qui tremble.
Béatrice Marchal, Max Alhau |
Max Alhau, Le
Temps au crible, éditions L’Herbe qui tremble, 126 p., 16 euros.
Le Temps au crible est composé de cinq parties de longueur inégale (de
dix à trente-deux textes, quatre-vingt seize au total). Elles sont
respectivement intitulées Une Brassée
d’air, De ce pays, Des mots tracés en blanc, Libre cours et Terre d’asile ; la
première est dédiée à la mémoire de Bernard Mazo et les deux dernières sont
écrites en prose.
On partira d’une
constatation étonnante : ce recueil,
dont le titre fait du temps le thème principal, parle d’abord – on serait même
tenté de dire, surtout – de l’espace,
qui lui apparaît d’emblée indissolublement lié. Cette correspondance est
particulièrement claire dans le dernier poème de la deuxième partie, où
l’évocation des terres recherchées se double sans cesse, au moyen d’une
juxtaposition qui a valeur d’équation, de celle du temps :
Que solliciter
sinon des lieux encore à vif,
des jours en friche
que le temps ne menace plus ?
Mais
l’équivalence espace-temps apparaît dès le premier poème, qui s’ouvre sur deux
recommandations relatives à un voyage, au cours duquel s’éprouvera précisément la réalité du temps : les
mirages indiquent que le réel n’est pas là où l’on croyait le voir. On y
apprend aussi que le temps dont il s’agit n’est pas le temps normé, c’est un
temps intérieur, étranger au temps destructeur dans lequel nous vivons, et inséparable d’un espace non moins intérieur :
Ce temps se situe toujours
à l’écart des horloges,
dans ces territoires
auxquels l’oubli
ne porte pas atteinte.
Si
ces « lieux encore à vif / [c]es jours en friche/ que le temps ne
menace plus» déjà cités peuvent évoquer l’inconscient, c’est en tout cas
une « mémoire affranchi[e] du temps » (20) qu’il s’agit d’atteindre.
Pour
cela, sont requis de la constance et du courage :
Fais face aux précipices,
aux torrents, aux tourmentes.
Il
s’agit de « rejoindre », c’est-à-dire de retrouver un pays perdu, que l’absence d’ombres et l’enracinement des éclairs
font apparaître comme celui d’une révélation attendue.
La
difficulté vient en particulier de ce qu’on ne sait pas le situer : « nous
marchons […] vers un ailleurs bien imprécis » (12), « le regard
tourné vers l’ailleurs/ qu’est ce point hors d’atteinte » (30). Où que
nous portions nos pas, c’est toujours « ce même désir/ d’approcher
l’horizon » (14) et d’« avancer/ au-delà des frontières » pour
trouver la lumière. Une lumière indéfectible, qui existe «derrière la ligne
d’horizon/ou de l’autre côté d’un sommet », « une lumière à peine
visible/qui ne s’effondre pas » (27), celle qui, peut-être, brille dans le
« temps suspendu ». Mais les repères pour s’orienter manquent :
il ne reste que des traces, difficiles à retrouver ou en passe de
s’évanouir ; quant aux cartes, elles ne nous seront d’aucune utilité, « muettes » (68), « remisées » et
finalement perdues (69). Pas davantage de secours à attendre d’une
transcendance : nous sommes des « pèlerins égarés, à la foi
hésitante » et le poète se définit comme un « pèlerin ayant
déposé sa croix/ et tournant autour de son ombre/ pour ne pas se perdre tout à
fait » (32).
Notre
condition est celle de toute créature vivante, celle d’un être « de
passage » en proie à une attente et un « effroi »(32), qu’il
s’agit de conjurer (65), d’autant que ce dernier coexiste avec un sentiment
aigu de solitude. Sans doute est-ce celle-ci qui sous-tend l’image du
désert :
Entre l’attente et l’atteinte
c’est simplement le désert
qu’il convient d’aborder
ou l’oasis toujours en marge. (19)
Sache que le désert
qui brûle jusqu’aux rêves
est bien une patrie
pour toi seul habitant
précaire et provisoire. (55)
Cette
solitude doublée d’effroi s’assortit naturellement d’une sensation fréquente et
douloureuse de froid : « Toi qui t’efforces/ de bafouer le froid, le
givre », dit en s’adressant à lui-même le poète ; sur la terre qu’il recherche, « les mots ne
gerceront plus/ dans le froid, dans le soir » (35).
Son
désespoir sur la vanité et l’échec de l’entreprise sont souvent exprimés et
régulièrement évoqués « doutes » et « soupçons » sur
l’insignifiance de notre vie, menacée de se réduire à une
« illusion », ainsi que de notre personne, avec son
« histoire/ si blanche, si diaphane », si humble :
« Parfois tu doutes même de ton
passage » (29).
Répétons-le,
le temps détruit tout :
« Ta présence si diaphane/et dont
le temps atténue la vigueur,/ruine les perspectives, tes certitudes/comme si
déjà s’effondrait une maison/et qu’il ne restait plus que ses empreintes/ à
peine perceptibles sur le sol,/vestiges d’une histoire promise à
l’oubli »(29).
On
reste ainsi dans l’ignorance, condamné à ne jamais rien savoir de soi car le voyage n’aboutit jamais – comment le
pourrait-il, dépourvu qu’il est d’un sens :
Nous allons sur des chemins sans issue,
[…]
à jamais perdus de vue et de vie,
désireux d’accomplir sans gloire
ce qui ne saurait se nommer destin.
Nous autres passants inaccomplis […]
nous héritiers du vide
et vers lui retournés,
puisque la mort a le dernier mot.
De
façon significative, nombreux sont, dans la géographie imaginaire de Max Alhau,
les « chemins de traverse », « souvent pareils à des
impasses »(54):
Tu es ici ou là mais toujours à l’écart,
perdu et muet sur un chemin de traverse. (68)
Il
n’empêche qu’il faut poursuivre :
la marche n’épuise que le possible
et renouvelle le plus secret de nos
parcours (54).
Car
le poète sait déceler au sein de la réalité – ne serait-ce que « le
frémissement d’une feuille » – les indices d’une promesse : soudain
tout est là
pour que l’on reste fidèle
à ces terres, à ces espaces,
à des récoltes sans partage, à ce qui se
dessine
plus loin, en contre-bas (67).
Quand
bien même ce ne serait là qu’une illusion ravivée, l’attitude à adopter sera
celle d’une résistance qui fait du poète un « chasseur sans
gibier » à l’affût d’un monde à
peine visible/que l’on s’entête à rejoindre/parmi des rêves en friche (48).
Et si, « face à la transparence, à la camarde », toute fuite est
vaine, reste ce mot d’ordre d’être à
jamais insurgé et sans crainte (45). Une attitude de tranquille
inacceptation, qui vient de ce qu’on n’est certes « jamais affranchi de craintes ou de doutes », « mais
[qu’]on avance » malgré tout :
mais on avance, le souffle court, pour
affronter les ombres
et chasser les ténèbres » (57).
A
certains moments même, prévaut une vision plus apaisée devant quelques
bénéfices obtenus : si, comme Apollinaire, nous « demeurons » au bord du fleuve
héraclitéen, si le voyage ne débouche sur rien, il est cependant
possible de parvenir à certaines découvertes, à condition d’accepter que
celles-ci ne soient pas ce qu’on attendait ;
ainsi, si loin que nous mène le voyage,
On sait bien qu’on ne quitte jamais
ce havre premier où tout s’est joué (30),
celui
d’un temps
où l’absence ne pesait pas encore (44), « souvenir » de ce « monde » déjà évoqué – « un monde à peine visible/que
l’on s’entête à rejoindre/parmi des rêves en friche »(48) – et qui
constitue pour le poète une « oscillante patrie »(48). Le motif de la
source, cher à Max Alhau, lui est lié et si improbable que soit le retour vers
elle, on peut pourtant « attendre et espérer/puisque, non loin, une source
inventera le fleuve »(69).
À
ce lieu originel peut s’ajouter – ce sera le second bénéfice du voyage – la découverte de soi comme autre :
On reste sur la berge du fleuve […]
on s’approche de soi
et c’est un autre qui paraît. (63)
Ce voyage imaginaire, motivé « pour dissiper ta
crainte/de t’enfouir dans une ombre/ qui désignait l’absence » (58), et
qu’aiguillonne un « goût pour l’infini » incessamment entretenu
(ibid.), nous comprenons, dès le deuxième poème du recueil, qu’il est éclairé
par un « feu noué/au cœur des mots ». C’est « au plus extrême
des paroles » (15) qu’est attendue l’indication capable de nous montrer le
chemin ; une équation est posée de
facto entre mots et marche :
Ce qui se conquiert à force de mots,
de pas incrustés dans la terre (17).
Le
seul voyage possible, dans le temps comme dans l’espace, est celui que
permettent les mots : « Quelques
mots se signalent à nous-mêmes/et nous entraînent au-delà/pour nous ramener,
fidèles, là où/s’annulent les distances » (30).
Mais
ne nous y trompons pas : ces mots sont ceux du poème, c’est-à-dire d’une
langue faite de silence : « toi qui ne pris langue/qu’avec le
silence » (18), ce silence, seul fiable, « qui cimente la vie »
(20). Ainsi le poète se résout-il au rôle de « sentinelle d’un
pays/dépourvu de conquérants »(18). Car si l’écriture ne permet pas d’accéder
aux territoires convoités, c’est elle cependant qui, par la désignation, nous
ouvre à une authentique forme de réalité et de présence.
Au souvenir du « havre premier » s’ajoutent,
parfois, les indices d’une réalité dont le poète sait voir la promesse, il
espère « déchiffrer » (le mot revient significativement) une histoire affranchie de toute durée (73). Oui, il existe des
indices, dont rendent compte « les mots/tracés en blanc, presque
effacés,/une écriture tombée en cendres »(47) ; ce sont eux que dans l’inconfort, voire la souffrance,
cherche à saisir le poète, afin de leur restituer épaisseur et sens.
Cela
survient lorsque – ou plutôt, si – le poète
parvient à « rejoindre le seul chemin/après lequel il suffit de
marcher/les yeux, le cœur fermés/pour dérober une part de son histoire »
(72) ; la réalité est en apparence la même, mais elle échappe désormais
aux contingences de l’espace limité et du temps qui passe :
Le même village qui tremble
sous le regard, c’est cela le retour
vers des lieux
qui n’ont plus de limites,
vers une époque
exempte de toute durée (70).
Ainsi
se poursuit la marche, si tâtonnante soit-elle, « afin de dire non/aux
trahisons, à l’anathème » (61), marche qui a pour effet de restituer,
selon la correspondance entre espace et temps chère à Max Alhau, « tous
ces moments réinventés/et pourtant éphémères/d’un âge sans partage ».
Marche qui nous mènera « au cœur de la forêt »(31), autre motif
caractéristique : la forêt, c’est-à-dire le lieu initial, un lieu inviolé,
profond et protecteur, celui du « temps suspendu », sorte de paradis
perdu qui, au plus obscur, livrera la claire vérité de notre être. C’est là
« où l’on pourra passer le temps au crible »(66), et trouver le
véritable objet de la quête poétique – ce qu’André Breton, à qui fait
implicitement référence l’image du crible, nommait « l’or du temps ».
Ajoutons enfin que cette quête révèle Max Alhau comme
le poète du souffle, de l’air et du vent. De son ambivalence, cet élément
présente le plus souvent sa face bénéfique : s’il arrive que « nous
nous heurt[i]ons» à lui (54), « nous ne possédons que le vent,
l’air »(27), tout le reste nous échappe, à tel point que l’on
« n’es[t] plus qu’un souffle/égaré dans le blizzard »(44). L’air, le
vent, c’est ce qui reste en définitive : « On conserve la trace du vent/quand
la mémoire s’affranchit du temps »(20) ; mais aussi ce qui nous
guide de la façon la plus fiable: le monde est « à portée de
souffle »(31) et dans la marche qui se veut quête, le souffle joue un rôle
égal à celui des mots et des pas dont il est partie intégrante:
Nous naissons d’un éclair
[…] Mais les mots, les pas, le souffle
lui accordent sa pérennité
et nous passons ainsi
[…]réconciliés avec le vent,
avec le temps qui n’est plus (53).
Oui,
le vent s’avère un des meilleurs guides : « Mais le vent, la lumière
/le conduisent vers des lieux/où gisent l’infini et d’autres âges, où la
douleur n’a plus de nom »(62). Et c’est cet élément immatériel qui
subsiste seul : « Nous n’aurons donc légué/qu’un peu de souffle »
(59).
Max Alhau garde au bout du compte son humilité
foncière, sans illusion sur l’impact de son œuvre sur le temps : « Tu
as seulement gravé/quelques lettres/sur un tronc d’arbre/pour preuve de ton
passage/si léger et sans nulle conséquence » (33). En guise de bilan, il
constate :
Tu ne seras pas allé plus loin
que ne le permettaient tes rêves. (32)
La
raison en est donnée par le thème du retrait :
« Tu
auras observé à l’écart […]
Tu seras resté cantonné
dans des lieux d’infortune/en butte aux
tempêtes, aux éclairs […]
Tu auras simplement cru
qu’à
l’écart des périls
tu pouvais souscrire/à quelques
espoirs… »
Le
poète est, à l’instar de ceux qui cherchent à atteindre le « temps
suspendu », un de ces « passeurs
en retrait des choses/mais quand même présents/dans ce pays » (41).
***
Max Alhau |
Dans les dix-sept poèmes en prose de Libre Cours, reste présent « notre
désir de gommer les limites »(87) et de retrouver « une enfance sans
racines »(79), ces « instants où rien ne nous était
compté »(92). Si ce désir « entret[ient] la marche », le
mouvement s’inverse, l’accent est à présent mis sur l’« ici » :
il s’agit de « faire retour »(89) vers les choses qui nous entourent,
aussi simples qu’une fleur de montagne ; certes leur « énigme »
demeure insoluble, les « signes illisibles »(90) mais, grâce à
« quelques images » qui nous resteront, elles ont le pouvoir de
« vous entraîne[r] ailleurs » « vers des terres ou des pays […]
où les feux ne cessent de brûler […] à portée de rêves »(86).
C’est surtout grâce aux mots – ces mots
fidèles qui « n’ont pas déserté, n’ont pas trahi »(92) – que nous
pourrons nous tenir « entre ici et là-bas, nous, voyageurs de deux mondes
enfin réconciliés »(89). Sans contestation désormais est entériné le
« temps à jamais ancré dans son cours » et acceptée notre position en
porte-à-faux, de résistants, « nous qui
suivons tout en nous efforçant à d’autres attentes jamais comblées »(93).
Max Alhau conseille en définitive de « célébre[r] le monde »,
« avec des paroles légères », c’est là, selon lui, la meilleure façon
de « brise[r] ses propres racines », de « dissipe[r]
l’ombre » qui menace et, objectif suprême, de saluer la lumière,
« [s]on passage éphémère »(95).
*
Terre d’asile, au titre explicite, raconte le
« pèlerinage » d’un poète qui revient, chaque année, dans le même
paysage de montagne : « On entre dans ces horizons pour se soustraire
à toute perte »(103). Dans cette partie se trouve confirmée et comme
achevée la signification des thèmes et motifs précédemment rencontrés :
l’enfance, l’éclair, la source... Le sentiment qui domine est celui d’un
étonnement qui confine à la « stupeur » devant tant de beauté, et celui de la plénitude :
devant pareille grandeur, les contraires cessent de s’opposer et s’opère une
véritable transfiguration. Cette « terre d’asile » est celle
« d’une adhésion au monde », « terre qui s’accorde à nos
rêves », à laquelle on « consent de tout son
être »(109). Le poète se prend à espérer qu’elle est « un monde
réfutant la durée »(113), celui d’« un temps figé »(114).
Pourtant, « même ici », c’est le sentiment d’un échec qui va
s’imposer : « on avoue être seul, à l’écart d’une réalité laissée en
jachère. On reste au bord de son ombre, lassé […] de ne contempler que l’envers
des choses»(121) et l’absence « marqu[e] au fer rouge une vie qui
s’amenuise »(124).
Reste
l’invincible espoir, en marchant encore plus avant, de découvrir « une
lumière qui […] nous restituerait la forme des choses englouties, le parfum
d’un temps trop vite mis à l’écart » (126). Et s’oppose au triomphe de la
cendre ce qui restera d’une véritable contemplation, celle des choses dans
toute leur « présence » – une pépite du « temps au
crible », l’or d’une « mémoire » grâce à laquelle,
finalement, « le temps n’emportera avec lui qu’un peu de vent ».
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