samedi 28 juin 2014

Prix Aliénor 2013: Gilles BAUDRY, pour son recueil: Le bruissement des arbres dans les pages


Aliénor, Cercle de poésie et d'esthétique Jacques G.Krafft,
lors de sa séance du samedi 14 juin 2014 par la voix de présidente
Béatrice Marchal 
a attribué le Prix Aliénor 2013 à  
Gilles BAUDRY,
pour son recueil: 
Le bruissement des arbres dans les pages 
(Ed. Rougerie)



Dès le premier poème, le cadre, l’atmosphère, le ton du recueil sont donnés. Seul avec le silence […] j’écris. La solitude certes, mais dans une « absence habitée » ; le silence, mais « bourdonnant d’abeilles », où l’on peut « écouter sans fin venir/les pas de Dieu » ; la vie retirée « dans un lieu perdu/au bout du monde » mais « où tout commence » : on comprend d’emblée que pour Gilles Baudry, écrire – est-ce la condition, est-ce l’effet ? – instaure un ordre autre, où les contraires coexistent en cessant de s’opposer.
Sans plus tarder, le deuxième poème rend compte du titre : à la suite d’une expérience fondatrice, « le bruissement des arbres dans les pages » accompagne nécessairement le poète, qu’il lise ou qu’il écrive. Les deux citations placées en exergue en donnent une explication : pour Henry Miller, si « le monde redevient humain », c’est « grâce aux arbres » et la référence aux psaumes évoque, quant à elle, la « clameur silencieuse […] que fait entendre la page d’un livre ». Plus loin, le vent permet d’établir une correspondance entre le paysage et un livre : il fait de chaque paysage la page d’un livre écrit par Dieu, qu’il nous est donné de lire :
Page à page le vent
feuillette le grand Livre
pour que tu ailles dans la Création
de paysage en paysage
Et réciproquement, les mots, si impuissants soient-ils à vaincre nos douleurs, trouvent au moins dans les arbres des alliés :
Il advient pourtant qu’ils sachent frémir
éveiller dans les arbres
leurs rêves profus de ramures
et traduire en échos en reflets    
ce qu’a de plus ténu et de plus fin la réalité extérieure.
Les mots, il leur faut être, nous dit Gilles Baudry, « simples et immenses », mais « portés à [un] degré d’incandescence » qui lui permette, humblement, d’« illumin[er] un secret ». Sans abri est le poète, exposé tout entier à « ce goût de l’au-delà », premier, essentiel, qu’assurément « rien ne [lui] enlèvera » de même qu’il n’a jamais quitté Pierre Reverdy, son frère poète. Goût de l’au-delà également appelé « ce désir d’ailleurs »
Le motif de la lisière, introduit par l’oiseau – alouette ou loriot – qui vole sans en avoir l’air/en lisière de paradis, ou par l’extase des lointains, la définit comme lieu où l’espace touche au temps ; or, dans « L’offrande monacale », les ruines de l’ancienne abbaye de Landevennec voient leur grandeur spirituelle résumée dans ce vers « Le temps a pris la forme de l’espace ». La lisière peut ainsi apparaître comme une définition du poème, où s’écrit « l’envers du monde », lieu d’un invisible qui nous ouvre les yeux. Tel Parsifal qui en atteignant le château du Graal, apprend qu’ « ici le temps devient espace », Gilles Baudry fait de la lisière la forme d’un nouvel espace-temps, de nature spirituelle, propre, non seulement au poème, mais au recueil tout entier.
Or, le goût de l’au-delà pose, par la bouche de Pierre Reverdy, une « insoluble question » : « Irai-je plus loin que moi-même ? ». S’« il faut que chacun devienne le ciel », autre formulation, donnée cette fois par Novalis – comment faire ? 
Gilles Baudry répond qu’il suffit de « toucher la tunique du ciel » : pour lui en effet, une ambition excessive, qui serait de l’ordre de la prédation, ne sert de rien, limitons-la à une approche – la lisière toujours ! –, à un affleurement de ce que nous ambitionnons. D’ailleurs le manque, constitutif de notre condition, doit être accepté – « offrir ce qui nous manque » – car nous sommes « riches » de ce manque, il nous féconde en « creus[ant] le pur désir », et s’avère ainsi condition de l’amour :
Ne veuille pas combler le manque
ni affranchir
toute distance
– si porter les stigmates
De l’absence creusait le pur désir ? –
Corollaire du manque, le vide est une nécessité de la quête spirituelle :
 Ne le crains pas
 le vide
 ne le supprime pas
 me dit la voix
 – et s’il ouvrait les apparences ? – 
Le manque, le vide, le peu, le creux : c’est ainsi que se constitue tout un lexique de ce qu’on pourrait appeler un « insuffisant nécessaire», en vertu duquel « la nuit s’alvéole » et le poète éprouve le désir de « s’ajourer ». On peut y associer les thèmes du silence et de la lenteur, tous deux signes d’une déperdition d’énergie au profit d’un gain supérieur : nos gestes, notre cœur lui-même doivent se ralentir et l’être tout entier « s’ensilencer ». L’objectif est en effet, avant toute autre ambition, d’aller à la rencontre de soi et de se trouver soi-même : « Va vers toi-même ».
Cette marche vers soi associe – et c’est là une caractéristique de la poésie de Gilles Baudry – les contraires ; elle multiplie les apparentes contradictions – entre intérieur et extérieur, entre solitude et rencontre avec l’autre – afin de mieux les dépasser. L’injonction « Va vers toi-même » va en effet de pair avec la nécessité d’être « délestés de nous-mêmes », de ce trop-plein inutile qui nous encombre et nous interdit d’aller « l’âme nue ». C’est alors qu’« aller à sa rencontre » permet de « mieux s’empayser des autres » et ce que nous cherchons à l’extérieur dans un paysage devient correspondance de notre moi intérieur : ainsi dans les ruines de l’ancienne abbaye de Landevennec 
 « Distraitement/ par habitude/ les yeux cherchent en vain/ la voûte/ les arcades/ mais c’est en nous peut-être/ qu’on pourrait lire/ à ciel ouvert ».
L’autre, c’est aussi le paysage : « et nous veilleurs/ debout entre l’âme et le monde ». Paysage d’opale noyé de brumes – celui de la presqu’île de Crozon –, mais aussi rehaussé d’or comme un tableau des  primitifs italiens ; paysage souvent rendu sensible par le goût de notre poète à nommer, égrenant les noms bretons des lieux de sa chère presqu’île : « Ici/ l’estuaire de l’Aulne/ l’île de Térénez/ le Pâl  le sentier de Penforn ». Le paysage est partout : « Nous avons beau nous éloigner/le paysage ne nous quitte pas », ce paysage que nous pensons gratifier de notre regard « mais c’est lui/ qui nous embrasse », qui « te suit du regard avec tant d’égard »... C’est lui qui, grâce à son innocence, nous permet de « guérir/du temps/du monde tel qu’il va », si insatisfaisant ; c’est le paysage qui permet à notre cœur « désorbité » « de remonter/sa pente chaque jour » et nous aide à contrecarrer les effets négatifs « d’une mémoire déformante ».
 Gilles Baudry confère souvent au paysage des attitudes anthropomorphiques qui associent proximité et empathie avec l’homme. Le salut nous vient d’ « un pays innocent à regarder/intensément/au fond des yeux ». Ici encore, un jeu s’installe entre les contraires, en l’occurrence entre proche et lointain, intérieur et extérieur : c’est en accordant notre regard aux lointains que nous atteindrons l’intérieur de notre être : « l’accorder/ – seule harmonie qui nous requiert – à cette extase des lointains ». On remarquera la fréquence du verbe « accorder », employé bien sûr au sens de « mettre en accord avec », « répondre à », autre verbe récurrent ; mais accorder est aussi pris dans le sens de donner, faire don de, les deux sens étant d’ailleurs complémentaires, le don étant assurément condition de ce que l’accord a d’harmonieux.
Pareil accord est source d’une liberté nouvelle : il arrive qu’à ce degré d’harmonie, forme accomplie de spiritualité, notre corps devienne autre, s’ouvre à la perception d’une réalité plus grande et conjure tout destin.
De façon générale, Gilles Baudry vise, par sa poésie et la foi chrétienne qui l’imprègne, à situer l’homme au sein de l’univers dans une dimension nouvelle, tant spatiale que temporelle et telle qu’il y évolue plus librement : il est nécessaire d’arraisonner le réel, resté « invisité », afin d’ « ouvrir » les apparences.
Dieu est « une telle présence », « une lumière » qui nous permet d’échapper à un monde qui « ne suffit plus », et qui « nous grandit » à des proportions extraordinaires et cosmiques :
                  et dans les solitudes intérieures
                        comme elle nous accompagne
cette basse obstinée du silence des siècles
                  
en cette lente rotation des astres
autour du cœur
        
Ajoutons à cette liberté l’idéal pour nous d’atteindre une « simplicité sans limites », à l’image de ce ciel breton qui « pousse [cette] simplicité / jusqu’à vous quémander sa route » ; simplicité dont l’effet le plus immédiat est d’opérer l’intégration de l’immense dans le minuscule : il devient alors possible de « rêver grand/ dans les petites heures du temps ordinaire », de trouver « dans les miniatures de nos pas/ l’immense » et « dans le plus dénué […] cette part de ciel et d’amour/ qui qualifie la vie » :
       si passait la gloire dans les jours gris/ l’illimité/ dans l’ordinaire des petites heures ?
Le croyant y répond par la « gratitude », « la gratitude ailée/ dans l’étonnement inouï d’être en vie ».
 Pour aller au-delà de nous-mêmes, il faut enfin « sauvegarder l’enfance » et, pour cela, « se laisser guérir », se rendre tout entier poreux à l’esprit d’enfance, « respirer par tous les pores de l’enfance ». Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas là d’une régression mais bien d’une conquête, celle de « l’enfance à venir» : il nous faut « nous élever/ jusqu’à hauteur d’enfance ». S’il y a retour au passé, il ne peut être que renouement avec le regard vierge de « la première enfance », regard « d’avant la mémoire », pur de tout souvenir, capable de capter les secrets des chemins de creux. Ici encore, la mesure du temps est sensiblement différente.
Le ton du recueil est celui de la sérénité, il s’en dégage une sagesse, une paix bénéfique qui ont triomphé. Elles sont pourtant gagnées de haute lutte par le poète, le thème répété des pleurs intérieurs indiquant qu’il les connaît lui-même et s’il se trouve en empathie avec « ce qui pleure en [n]ous sans larme », « tout ce qui pleure à l’intérieur », il semble que ses propres prières soient, comme celles des femmes de l’île de Sein si éprouvées par le sort, « mêlées [aux] colères ». Pourtant Gilles Baudry s’impose, avant d’écrire, de « retrouver le calme de [s]a voix » : c’est là une condition essentielle qu’il met à l’écriture, « jamais les mots/ ne doivent blesser l’espérance ».
Car, en secret, œuvre une création qui est bonne, dans l’ombre travaille ce qui concourt à tout accomplissement et dont la création artistique est la manifestation privilégiée :
La page détachée, la phrase
inachevée, la toile
restée sur le chevalet – tout est là
me dit la voix
dans la sève invisible de toute croissance –
Pourtant, malgré tant d’efforts et de recherches, la question ne sera pas résolue et la partie I se termine, comme elle s’était ouverte, sur le silence auquel est laissé le soin de poursuivre la méditation :
« Profonde ô profonde question à creuser/ à poser/ à l’ombre gardienne du temps/ des secrets qui diffèrent sans cesse/ la réponse quinze fois séculaire ». (p. 47)
La première partie compte les poèmes les plus longs et les plus nombreux (33,  alors que la seconde et la troisième en comptent chacune 6, et la dernière 19).
Les vers sont en majorité pairs, le plus souvent octosyllabiques ; on repère de classiques figures de style, comme cette paronomase qui se fait discrète allusion à l’Evangile : le pont nous « fai[t] passer/ d’un rêve à l’autre rive » ; et le recours fréquent à des formes oxymoriques illustre la démarche qui vise, par le dépassement des contraires, un ordre différent. La musique est servie par un goût très sûr pour les allitérations et assonances : « nef végétale/ palmiers/ en guise de piliers […] cresson / au creux du val », « un chant d’écluse et de cristal », « Ce que ruines recèlent/ ce que fouilles révèlent/ se résume ou s’annule ».
*
Les trois autres parties du recueil reprennent des thèmes déjà évoqués, chers à Gilles Baudry.
 « Outre mesure », la seconde partie, est composée de six poèmes, dont chaque titre est une indication de jeu musical, pizzicato, legato, vibrato, continuo, ostinato, morendo. Elle est tout entière écrite sur fond de silence, d’un silence où – dont peut-être – naît cette musique, et où le poète pressent qu’il trouvera ce qu’il cherche obscurément :
Je souffre d’un lointain musical que j’ignore,
telle est l’exergue que Gilles Baudry emprunte à Cécile Sauvage, la poète qui fut la mère d’Olivier Messiaen. Chaque poème va constituer une mise au « diapason » : il « transpose », c’est-à-dire opère une correspondance, établit l’harmonie entre le monde extérieur et notre « stradivarius intime ». Il suffit pour cela de « pencher l’oreille »…
 On entend alors le murmure universel et persistant de l’énigme posée par toute réalité du monde que nous regardons ; au bout du silence, « reste la note ultime », l’interrogation suprême de « la vie/en fin de partition », note « intensément tenu[e] » en signe d’espérance, comme dans Lulu d’Alan Berg.
On retrouve dans la partie trois, intitulée «Votifs », une précision de l’observation qui s’assortit du goût de Gilles Baudry pour la nomination, et dans l’évocation pêle-mêle des réalités du monde, l’expression de l’amour profond qu’il leur voue, si humbles et ténues soient-elles.
« L’opulence du peu », titre de la dernière partie, couronne l’ensemble par un hymne aux bienfaits du silence, silence qui a « même tessiture » que la solitude mais qui seul donne aux mots leur « présence » :
Donner aux mots une présence
l’opulence du peu
accorder juste souffle à la vie,
le silence qui seul nous amène au plus intime de nous-mêmes et devient « parole » essentielle :
Tu cherches
un mot de rien
qui dirait tout

tu trouves une parole silencieuse
assise au fond de ta respiration,
le silence enfin qui se fait lumière et nous dirige au plus profond de nous-mêmes, là où repose le divin, le silence comme indice le plus sûr de l’ailleurs recherché : « l’au-delà/est l’au-dedans ».
Mieux que jamais est exprimée la correspondance entre haut et bas, ciel et terre ; c’est ainsi qu’il est possible d’affirmer qu’avec l’humilité requise,
un seul brin d’herbe suffirait
à nous faire de l’ombre.
Réapparaît également le hiatus entre l’origine et la fin de toute chose, et le sentiment qu’il alimente si fortement chez Gilles Baudry, de l’inexpliqué.
Le dernier poème enfin s’adresse d’une façon aussi simple et juste qu’émouvante  aux poètes,
Poètes
voués à la notoriété
de l’ombre ;
il confie leur obscure immortalité à la garde du vent, à son souffle pour les inscrire, à travers sa conversation avec les arbres, « au livre de la vie ».
Béatrice Marchal, présidente du Cercle Aliénor. 

Le Bruissement des arbres dans les pages, éditions Rougerie, 87 pages, 13 euros.
















Cette dernière séance du Cercle Aliénor a également été dédiée aux poètes du Cercle qui ont pu lire leurs poèmes.