Michel Passelergue Prix Aliénor 2012
Avant de présenter Lontana
in sonno (publié aux éditions Aspect), qui a obtenu le Prix Aliénor 2012, il
faut mentionner, pour mieux comprendre son écriture, que Michel
Passelergue a été marqué par le surréalisme (son professeur de philosophie en
Terminale était Georges Limbour, membre du premier groupe surréaliste). Ses
premiers livres, Erosion, Nyx (1969)
en témoignent et la suite de son œuvre en gardera trace dans la hardiesse de ses
associations et de ses images : ainsi cet orage « tuméfié de
silences » (4).
Ajoutons qu’en 1981, Michel Passelergue rejoint le groupe Phréatique qui anime la revue à tendance
transdisciplinaire de Gérard Murail. Il se tourne alors vers le poème en prose,
forme qu’on retrouve dans les deux ouvrages d’importance que sont Lettres à Ophélie (2004) et Lontana in sonno (2010).
La gestation de Lontana in sonno
Dans plusieurs extraits de son Journal de traverse (2003-2012), Michel Passelergue évoque la
difficile gestation de son recueil, qui a duré dix-huit mois, après la mort de
sa mère. « Quand j’ai enfin pris conscience de la nécessité d’affronter à
mots nus les images obsédantes liées aux circonstances de la mort de ma mère –
images qui faisaient écran, m’empêchaient de mener à son terme un poème dédié à
la « vie inextinguible » - j’ai pu écrire, avec une spontanéité qui
m’a surpris, le premier poème de Lontana
in sonno. »
Quant à son titre, il a été emprunté à Pétrarque :
« un titre auquel je dois peut-être le déclic préalable, et qu’un heureux
hasard m’avait suggéré quand j’avais découvert l’œuvre du compositeur suédois
Anders Hillborg destinée à la voix d’Anne-Sofie von Otter et basée sur des
poèmes de Pétrarque. De l’un de ces poèmes, Hillborg avait retenu trois mots
pour titre de sa partition : Lontana in sonno (Lointaine dans le sommeil).
Mon futur poème-requiem ne pouvait recevoir meilleur intitulé. »
Les poèmes du recueil obéissent à une chronologie qui fait
sens ; ici encore, le Journal de
traverse permet de préciser les circonstances et quelques étapes de sa
composition. Les six premiers poèmes sont issus « d’un impact
violent : l’agonie, la mort, le deuil […Ils] relatent le drame avec
réalisme – je veux dire de manière à offrir de la réalité une prégnance toute
magnétique, exacerbée par des images projetées avec violence sur l’écran des
mots et par les aspérités d’une langue travaillée dans la raucité, la
déchirure. Comme dans Lettres à Ophélie,
aucune image gratuite mais le choc de choses vues, de détails troublants au
fond de l’ombre. Le vécu de ces jours où le temps lui-même semblait m’avoir
quitté, pour me laisser sur la rive. » Ainsi le poème 2, qui retrace le
trajet en ambulance vers l’hôpital, dans la nuit du 7 octobre 2008.
Le poème 6 est, quant à lui, une évocation de
l’enterrement : « Tu descends dans le froid avec la rose… »
Ces poèmes se caractérisent par une juxtaposition de notations, qui leur
donnent force et pudeur. La violence de l’agonie est évoquée de façon discrète
mais réelle, par un vocabulaire de la déchirure, qu’elle soit extérieure –
« porte éventrée, brèche, tranchant… » - ou intérieure « sommeil
fracturé […], taraudé par ce qui s’effrite, se dilacère en toi » ; s’affirme aussi l’expression du dépouillement,
qu’il concerne la mourante ou ses proches « égarés en guenilles »(2),
voués à « des nuits en haillons »(12). Quant à la mort, elle est
marquée par un mouvement d’arrêt, l’invasion de « l’obscur » ou encore
la neige de l’oubli : « ton vaisseau encalminé, lourd d’amnésie
s’ouvre au flot montant d’un sommeil de neige pure » (4).
Les derniers jours d’agonie à l’hôpital sont évoqués comme
une traversée à la voile, la dérive d’une embarcation : « Nous avons
traversé l’étoffe noire des heures, à mémoire basse, l’œil sur un hublot
trembleur[…]La nef écarlate maintenant file bord sur bord à voile
feutrée » (2). Cette navigation a lieu à l’automne (la mère meurt le 10
octobre 2008), saison dont l’évocation fréquente (environ dans un poème sur deux)
tend à en faire un milieu liquide, sorte de fleuve qui emporte « dans
[son] flot » une « nef désemparée », sensible encore à la beauté
de ses « rives en fusion » ; la mort est le passage « de
l’autre côté de l’automne » et s’inscrit dans la même image : « Tu as
franchi la ligne sous des rayons éperdus, dans un automne sans fond », qui
mène naturellement à l’hiver, avec sa neige qui rappelle la pâleur de la
mourante.
Pour continuer, le poète a pratiqué « quelques coups de
sonde dans la mémoire profonde ». Ainsi le poème 7 est-il inspiré par
une photo de la mère, avec Michel bébé dans les bras, alors que Paris était occupé
et les alertes très fréquentes : « La photographie datée du 28 mai
1944, redécouverte à la faveur d’un agrandissement – mais surtout parce que je
la regarde après le drame – a donné au septième poème une impulsion
efficace ».
Le poème 9 tire la force particulière de son émotion d’un
terrible souvenir, l’annonce que, le 12 avril 2000, le poète a dû faire à sa
mère, de la mort imminente de son frère aîné, Daniel (qui aurait eu 70 ans le
5/10/2008, cinq jours précisément avant la mort de la mère). Le cadet se
rappelle, avec l’empathie d’un immense amour, la douleur du souvenir. « Sous
l’atroce lame qui te déchire, tu n’as plus qu’un rien de parole […] L’enfant
englouti, la plaie du temps s’ouvre […] Avril a saigné de toute sa lumière
froide sur tes tempes.[…] Tu iras […] vers une nuit oblique, ta main cherchant
toujours l’enfance derrière un visage évanoui ». Jusque dans le coma de
l’agonie, la perte de ce fils reste « cette pointe, au tréfonds d’une nuit
viscérale, qui viendra perforer ton dernier éveil d’enfance, vrillant l’écorce
d’oubli ».
Le dixième poème restait insaisissable : « après
tant d’échecs, je le pensais inaccessible, échappant à toute tentative
d’écriture – et puis il s’est écrit, ce dixième moment du cycle Lontana in sonno… », à la faveur
d’un séjour, l’été 2010, dans la maison de famille à Meschers, au bord de
l’océan. « Les quelques ébauches notées un mois plus tôt à Meschers, donc sur
le motif, ne proposaient qu’une assise bien fragile à l’édification d’un
poème. Pourtant, j’y retrouve les éléments qui ont fini par se cristalliser
dans les images les plus prégnantes : la maison, la forêt, le jardin, les
fougères, la fenêtre « à vif », le rouge-gorge, l’estuaire au loin.
Ce qui m’a rendu la tâche difficile résidait peut-être dans la nécessité de
faire entendre cette fois une parole moins tendue, moins crispée que dans les
poèmes qui ouvraient le cycle. Il me fallait admettre qu’un certain apaisement
allait se percevoir, à l’image de ce lieu calme qui semblait retenir sous son
ombre deux années d’une mémoire en suspens. A ce prix, le poème pourrait
trouver la forme qui serait la sienne et que trop de tentatives infructueuses n’avaient
su mettre à jour ».
Le onzième poème est né de ces mots , « labeur
d’ombre », surgis dans l’esprit du poète lors d’un concert aux Serres
d’Auteuil. Ses textes en effet sont souvent nés de notes prises au hasard de
ses promenades et de la vie.
« Le onzième poème achevé – après une recherche
longtemps infructueuse – il m’est apparu que le cycle Lontana in sonno trouverait sa conclusion naturelle avec une
douzième page. Le travail de mémoire à l’œuvre dans la seconde moitié de
l’ensemble avait suivi une chronologie qui, de 1944, m’avait ramené à octobre 2008.
Irrésistiblement il m’avait fallu revenir, cette fois par un véritable poème en
prose, à ce qui formait la matière du Carnet
pour l’inextinguible. Restait à clore
Lontana in sonno en portant un regard
rétrospectif sur la déchirure qui avait traversé les premières pages. A la
lecture tout se passerait comme si une année s’était écoulée – douze poèmes
comme douze mois – alors qu’en réalité deux années me séparent de ces
journées d’octobre ».
« Maintenant que je peux appréhender dans sa totalité le
cycle Lontana in sonno – qui m’a
occupé pendant vingt-et-un mois – je suis frappé par le jeu dialectique
incessant entre lumière et ombre, révolte et accablement comme par le
va-et-vient entretenu par des visions d’enfance et des moments crépusculaires.
Vibrations sensibles et temporelles qui n’affectent pas le mouvement général du
poème-tombeau (non-prémédité), lequel nous mène de la violence douloureuse des
premières pages à l’expression plus apaisée des dernières […] Les douze poèmes
de Lontana in sonno sillonnent
le champ temporel suivant des chemins de traverse, alors qu’une chronologie
bien linéaire se dégage de l’ensemble : évocation des derniers jours de ma
mère et de l’enterrement dans les poèmes 1 à 6, puis coups de sonde dans les
couches profondes du passé pour les six derniers (depuis mes années d’enfance,
avant de retourner à l’automne 2008). »
Un poème-tombeau
6
« Repose en secret. La terre nous est d’enfance, toute
lumière à rebours sous la peau. Tu descends dans le froid avec la rose, sous
des voix qui s’éteignent. Les arbres tournent leur motet d’ombres. Aux nuages
sans retour nous avons reconnu un lointain qui nous manque et nous brûle. Avant
de voir s’ébouler le mur dernier, s’obscurcir le miroir des jours, il reste ce
peu de mots serrés dans la main du silence. Tout le sang du plein midi sucé aux
rousseurs d’octobre – et nous ne vivons plus que des blessures de ton sommeil.
Repose en nous, dans l’eau immémoriale, dormeuse au temps étouffé ».
Considérés dans leur ensemble, les douze petits poèmes en
prose de Lontana in sonno composent
une complainte funèbre « murmuré[e] au bord du temps » pour la mère,
« lointaine dans le sommeil »… mais toujours présente. La richesse du
vocabulaire musical atteste la passion pour la musique d’un poète qui a écrit L’Oreille absolue et qui a collaboré
avec des compositeurs : aussi son recueil résonne-t-il, à chaque étape,
d’une forme musicale bien particulière, que ce soit le
« thrène assourdi » du couloir d’hôpital, la « cantilène d’oubli
qui emporte [la mourante] vers des sables lointains, en terre de silence »
(5), le « motet d’ombres [que] tournent les arbres » au cimetière ou
la douleur du deuil, qui revient « comme autant de litanies secrètes, au
vif des mots dispersés » (9). Ces
termes musicaux, souvent empruntés au domaine religieux, accréditeraient l’idée
que la musique a pour Michel Passelergue valeur de religion – la seule religion
qu’il reconnaisse passe pour lui à travers la musique ; et de façon
générale, parce qu’écrire consiste à « insuffler l’indicible », écrire
assume sa parenté avec la musique : « écrire, filer cantilène
engloutie ou rechant d’agonie » (11) ; comme la musique, l’écriture
naît du silence et y retourne : il ne restera, au dernier poème, que
« longue veillée de murmures, bruissement d’érable à peine éclos »
mais résonnera longuement ce qui se sera communiqué à nous.
A travers ces chants
de deuil, nous aurons compris que la mort est un poignant mystère : nous
vivons « au bord du fleuve qui nous baigne de son ailleurs » (3) et
« aux nuages sans retour nous avons reconnu un lointain qui nous manque et
nous brûle » (6). Ce mystère, délié de foi en une transcendance, confine à
l’angoisse et au vertige, ainsi que l’évoque cette « paume [de la
mourante] tournée vers la seule étoile absente » (2) ou le « ciel
déraciné » (12) de ceux qu’elle laisse.
La mort se révèle en fait accès à un ordre autre : « La
vie se ferme, un miroir s’ouvre » ; cet ordre, c’est celui de la
transparence : « Après oblation à l’obscur, ascèse sous la lampe,
nous ne respirons que par transparence »; si elle évoque manque et
déperdition, il semble toutefois que rendue par une liquidité qui capte les
reflets, et associée au sommeil, l’image la plus proche de la mort, cette
transparence « ouvre » à une forme de connaissance plus pure, plus
originelle – « ton vaisseau encalminé […] s’ouvre au flot montant d’un
sommeil de neige pure […] Ton front éclaire la chambre d’une enfance
crépusculaire » (4), « tu vois de source, cheveux trempés dans le
sommeil » (5).
La mort va au moins permettre de libérer tout l’amour
accumulé qui n’a pu se dire : ce « flot obscur » que le poète a
contenu, « gorge serrée sur des mots » d’une puissance d’autant plus saisissante
qu’ils auront été retenus, voilà qu’il doit leur laisser libre cours de sorte
« à vriller toute écorce d’absence » (5), - « tant de mots à
fendre l’écorce » (8)… L’agonie se révèle ainsi comme l’occasion d’écrire,
elle est le trop plein de souffrance dont il faut tenter d’extraire le
poème : cet estuaire que le poète dit attendre qu’il « s’ouvre enfin
à même la voix perdue », c’est
l’estuaire de la mort où se perd, à son terme, le fleuve de la vie et la voix
de la mère mais c’est aussi la plongée dans l’écriture pour celui qui, devant
la mourante, est menacé d’aphasie et ne « peu[t]que balbutier des paroles
sans lumière ». Si la maladie et la mort sont silence, il y a, au sein de
ce silence et du dépouillement le plus extrême, l’attente, chez le fils, d’une
parole libératrice.
D’autant que le rapport à la mère est, depuis la prime
enfance, un rapport aux mots, grâce à la lecture et à l’écriture que, la
première, elle lui a apprises. Le poème 8 l’exprime clairement : « Un
alphabet m’éclairait, de ta main. Envol ou déchirure, chaque vocable devenait
visible, le fil d’encre écoutait – c’était l’eau vive. Enfant, je frôlais
l’obscur, le grain d’une langue. Tu tournais le silence vers l’intérieur, et
j’entendais vibrer, syllabe après syllabe, la lampe murmurante ». C’est
par conséquent de la mère qu’il tient la clef d’une lisibilité du monde et de
lui-même, c’est elle qui lui permet de lier, par l’intermédiaire des motifs de
l’eau et de la lumière, les mots à la vie ; c’est elle qui donne au poème,
par leur truchement, cette « vertu éclairante » que, dans son Journal de traverse, Michel Passelergue
lui reconnaît, à l’instar de Salah Stetié.
Mais de la même façon, la disparition de la mère risque de
priver le poète de cet éclairage indispensable et vital, laissant
« soudain épars, indéchiffrable brouillon – le poème suspendu, à vivre
aujourd’hui d’absence et de brûlures » et partant, laissant « indéchiffrées nos
cicatrices, nos failles intérieures »(12). Mais le salut ne pouvant advenir
sans que soit faite mémoire du monde de la mère, il faut donc résister et, par
les mots, par le poème précisément, tenter de perpétuer cette « lueur lointaine à vivre, ta
présence ». Car les mots constituent un guide aussi sûr que l’enfance, ils
permettent de traverser ce qui sépare.
Ecrire devient alors œuvre de vie : « Ecrire […]
labeur d’ombre sous la langue. Pour débusquer, au secret de mots à la dérive,
mémoire en grains, un cri à l’état naissant ». On comprend dès lors la
différence qu’opère le poète, à la dernière page, entre devenir, durer,
survivre – survie que seule permet l’écriture, parce que, grâce à un regard
d’enfance, celle-ci est essentiellement en prise directe sur le monde, elle
rétablit un rapport originel à la terre – « la terre nous est
d’enfance » ; par là même, elle nous restitue « le monde évanoui
que [la mère] serrai[t] dans [s]es bras » : « Les mots au plus
loin des lèvres, la voix derrière l’ombre, devenir manquait de sève. Durer
était question d’oubli. […] Si nous survivons, c’est dans la proximité des
pierres et d’un humus assez noir pour que lève l’improbable ».
Quatre photographies (en comptant celle de la couverture)
ornent le recueil ; elles ont été prises sur la plage de Meschers par
Michel Passelergue, sensible à ces œuvres d’art que la nature dessine sur le
sable quand la mer se retire ; éclairées par la lumière rasante du couchant,
sans doute lui évoquent-elles la complexité et la beauté de nos vies, dont on
ne sait sur quel large débouche l’estuaire, suggéré par la dernière photo.
*
Le temps étroit, Ombres
portées, ombres errantes et Lontana in sonno
forment le « Cycle des Ombres » (bientôt augmenté de Miroir sans issue) et constituent autant
de recueils inspirés par la mort des êtres qui furent si chers, ceux de la
proche famille – le frère aîné, la mère, successivement disparus en avril 2000
et octobre2008. Michel Passelergue évoque, à travers ces textes, combien l’ont
marqué ces événements et quel amour fut le sien. Les poèmes nés de ces deuils
sont en effet une manière d’exprimer cet attachement, sa profondeur et sa force
ainsi qu’une façon de dépasser la disparition et d’assurer une forme de survie
à ceux qui vivent toujours en lui. A travers le poème-tombeau, le fils fait
reposer en lui chacun de ces « dormeu[rs] au temps étouffé »,
« dans l’eau immémoriale » garante de « la vie
inextinguible », qui, rappelons-le, était le titre d’un poème ébauché
quelques heures avant la mort de la mère, poème demeuré inachevé mais duquel
sont nés Carnet pour l’inextinguible
(in Ombres portées, ombres errantes, éditions
du Petit Pavé, 2011) et Fragments pour
l’inextinguible (paru en 2012 aux éditions La Porte). Les « Chansons du long sommeil », trois
brefs poèmes qui composent la dernière partie de ces Fragments pour l’Inextinguible, ont été écrits le 10 octobre 2011,
soit le jour du troisième anniversaire de la mort de la mère, en écho à Lontana in sonno :
1
Fracturée, cette nuit sans ressac,
saignant d’écume sous les draps.
Mots à vif dans leur blancheur éperdue,
toute la chambre s’est éteinte.
L’encre brûle encore à l’intérieur.
Béatrice Marchal
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