Maurice Chapelan, le grammairien amoureux
« Me
voici, non pas ce que j’ambitionnais d’être, mais qui toujours me fascina chez
plusieurs auteurs bien-aimés : un méconnu. »Rien n’est jamais fini
p. 153
Eh
bien moi aussi, je suis fasciné par cet auteur. Mais je ne dirais pas qu’il est
méconnu. Il est tout simplement, inconnu.
Il
faut alors parler de Maurice Chapelan pour qu’il ne demeure non plus cet
inconnu.
J’avais
lu son nom comme proche d’Audiberti avec qui il avait participé à la revue de
poésie, Le Beau navire avant la seconde guerre mondiale.
J’appris
peu après qu’il écrivait sous le pseudonyme d’Aristide une chronique de
grammaire au Figaro. Je dois avouer que la grammaire n’est pas de mes
lectures les plus assidues, non plus que ce quotidien-ci ; tous les deux
avaient des soupçons de conservatisme qui ne pouvaient que m’effrayer et
m’éloigner du personnage.
Il
a fallu que je découvre sur la table de la romancière amie Jeanne Cressanges un
livre écritsur Maurice Chapelan, en anglais, par Mme Munro-Hillprofesseure de
français à l’Université de Hull en Angleterre. Ainsi donc, il faut que ce
soient les Anglais qui nous fassent connaître l’un des spécialistes les plus fameux de notre langue…Nul
n’est prophète en son pays.
J’ai
donc voulu en savoir davantage sur ce grammairien et j’ai appris que cet auteur étaitun
joyeux drille bon vivant et pour rabelaisien. Pour tout dire, un grammairien
amoureux.
Mais
je découvre aussi qu’il est romancier, mémorialiste, critique littéraire,
traducteur et surtout poète. Maurice Chapelan se désigne lui-même, en singeant
les Évangiles, comme le diable, « Dieu en trois personnes », à
savoir le poète sous son propre patronyme, le grammairien sous le nom d’Aristide et l’auteur de
romans érotico-comiques sous le nom d’Aymé Dubois-Jolly.
Je
me propose de vous faire entrer un peu dans cette œuvre inconnue en suivant la
trace de l’amour. Amour des femmes, amour de la littérature, amour de la
langue. Pour tout dire amour de la vie.
Le mémorialiste
Le
mieux est peut-être de commencer par le mémorialiste qui nous donne de riches
renseignements sur sa vie. Il a en effet écrit quatre volumes de mémoires dont
la publication s’étale sur vingt ans :
Main
courante, 1957 ; Lire et écrire, 1960 ; Mémoires d’un
voyou, 1972 ; Rien n’est jamais fini, 1977
C’est
ainsi qu’on apprend qu’il naît à Valence, le 1er janvier 1906.
Son
père est directeur d’agence de la Banque de France ce qui l’oblige à changer de
domicile tous les quatre ou cinq ans. Il est peintre pour ses loisirs.
Sa
mère ne travaille pas mais écrit du théâtre et de la poésie ; elle est
belle et fêtée dans la bonne société de son mari.Elle donne le prénom Maurice à
son fils par référence à Barrès, Maeterlinck et Rostand pour qu’il
devienne écrivain.
Mais
entre eux le désaccord est total ; elle ne l’aime pas et lui prend pour
maîtresse la bonne. Entre les deux, l’enfant est gâté, c’est-à-dire, comme il
le dit lui-même « abîmé ».
« J’ai
connu de la famille ce que ce mot peut renfermer de laid, et parfois d’odieux.
La douceur du foyer, jamais. Petite enfance heureuse, oui, mais dès douze ans
mon cœur a saigné. « Rien n’est jamais fini, p. 184
Il
raconte des scènes prenantes dans ses autobiographies, notamment la solitude de
l’enfant face aux querelles de ses parents. Écoutons un autre extrait de Main courante, 1957
qui dit assez le désarroi de l’enfant solitaire à la table familiale :
« Sept
ans : Il me souvient d’une vaste salle à manger provinciale, haut
lambrissée et tendue d’une morne soie, où s’achevait silencieusement le repas
du soir après une fulgurante querelle. Je regardais mon père. Tête basse et
feignant de parcourir le journal, il mastiquait avec une hyperbolique lenteur.
Sur son crâne chauve, qui m’apparaissait énorme, le gaz faisait flamboyer les
flaques de pourpre que venait d’y allumer la colère. Ma mère, qui n’avait plus
le courage de manger, tournait vers moi sa lassitude et soulevait, en manière
de caresse, une mèche obstinée à retomber sur mon front. J’avais hâte de
m’enfuir à la cuisine, y chercher un refuge auprès de la bonne, car les
servantes tiennent une grande place dans l’existence des petits garçons dont
les parents ne s’entendent pas. » Main courante, Grasset, 1957p.
157-158.
Vous
avez noté, dans cette dernière réflexion la référence à Baudelaire de la
« servante au grand cœur dont vous étiez jalouse ». C’est souvent
avec discrétion que Maurice Chapelan distille son érudition.
On va entendre un autre extrait qui exprime
également le désarroi de l’enfant cette fois, quand il est seul le soir dans
son lit dans la vaste maison, logement de fonction du directeur de la
Banque de France, destiné à donner des réceptions :
« Dans
cette chambre de mon père, je connus les peurs bleues de l’enfance. Une fois
par semaine, mes parents allaient au cinéma. Ces soirs-là, dès que j’avais
recueilli l’ultime bonsoir qui tombait des lèvres d’Alice, je me savais perdu.
Dans le bout de l’aile de la grande maison, au fond de la nuit que le silence
du jardin rendait plus noire, à l’étage il n’y avait que moi de vivant. Ma
grand-mère ne m’était d’aucun secours ; elle couchait trop loin, là-bas,
du côté de la rue et ses lumières, séparée de moi par les tranches de ténèbres
qui peuplaient la cuisine, le corridor de l’office ; et le voisinage de la
bonne, endormie au-dessus du plafond, ne me rassurait pas. J’étais seul avec le
poêle de faïence, dont la flamme faisait danser les meubles et lever sur les
murs des ombres. Parfois un oiseau de nuit s’ébrouait contre les persiennes,
une plinthe craquait, un soupir montait du jardin… Alors la peur m’envahissait,
une peur imprécise, animale, qui se nourrissait de ses fantômes. La proximité
de l’escalier en colimaçon, plongeant jusqu’au salon d’été ses marches
obscures, proposait à mon délire je ne savais quel poulpe qui rampait
silencieusement vers mon lit. Pour combattre le maléfice, je me tenais
recroquevillé, la tête enfouie sous le drap. Étouffant, ruisselant, je baignais
bientôt dans une étuve. Après des siècles, dans l’épaisseur de mon
angoisse, le gémissement d’une porte, ouverte avec précaution pour ne pas me
réveiller, anéantissait les monstres et livrait passage aux bons génies. »
Main courante, p. 162-163.
Après
des passages à Lunéville et Saumur, la famille atterrit à Saint-Lô, dans la
Manche, en 1913.
À
l’arrivée de la guerre, l’enfant est envoyé, demi-pensionnaire, chez un
Oratorien. Les mœurs des
religieux ayant charge d’enfant sont ce qu’en disent de nombreux témoignages
aujourd’hui. À l’époque, on ne disait encore rien. Maurice Chapelan n’en parle
qu’en 1972, à 66 ans : « Il me paraît remarquable que les enfants
subissent en général sans révolte ce genre de viol et qu’ils en gardent le
secret pour eux » Mémoires d’un voyou, Grasset 1972, p. 92. Cet
épisode prend encore davantage de sens aujourd’hui.
Ces exactions sexuelles, l’ont marqué à vie :
dans nombre de ses livres, il dénonce la morale bourgeoise et les mœurs de
l’Église.
Pour
échapper à ce monde hostile : parents qui se disputent et éducateurs
violents, l’enfant se réfugie dans la lecture. C’est un grand lecteur. À cela
s’ajoute une santé fragile : « Toute une partie de ma culture,
peut-être la meilleure, c’est à l’asthme que je la dois » dit-il dans Main
courante, p. 170. Et en 1917, comme si cela ne suffisait pas, il est
atteint aussi par la grippe espagnole.
Les
études, cependant, l’ennuient : « Par les fenêtres de la classe, je
voyais une rangée d’acacias et le ciel normand gonflé par le vent de la
mer ; j’enfourchais le premier nuage et me perdais dans d’immenses
rêveries » Main courante, p. 58 C’est un élève dissipé, souvent
puni et qui fait l’école buissonnière. Dans sa solitude il se réfugie encore
dans les livres : « C’est ainsi qu’à dix ans Corneille, Racine, Hugo,
Vigny devinrent les consolateurs » Main courante, p. 58. Il
découvre aussi les œuvres érotiques de Pierre Louÿs.
Il
raconte quel fut cet enfant à qui il s’identifie encore à 70 ans dans un
poème qu’il publie dans ses mémoires et qu’il signait du nom de Charles Mouron
dans sa revue Le Beau navire en 1939. Si le prénom de ce pseudonyme est
une référence à Baudelaire, le patronyme peut s’entendre comme le verbe
« mourir » ou comme l’herbe qu’on donne aux oiseaux, qui montre le
désespoir de l’enfant et son l’attrait pour la nature.
Onze
ans
Le
jardin de mon enfance
repose
dans ma mémoire
comme
une ville au fond d’un lac
si
j’entends son appel de cloches
je
regarde par transparence
les
fantômes de mousse
les
capuchons de nuit
la
vasque sous le lierre
où
noircissait la pluie
les
soleils tissés dans les branches
sur
les ardoises miroitantes
les
clochers si loin dans le temps
mêlent
en les éparpillant
les
larges vols noirs des corneilles
aux
colombes des angélus
oiseaux
des soirs fleurs des matins
vent
de mer cornac des nuages
êtes
la voix et le visage
de
ce domaine qu’interrogent
mes
yeux devenus étrangers
car
je suis ton frère en exil
enfant
d’alors qui recueillais
la
goutte d’eau des capucines
pour
la fillette des jeudis
enroulant
sa tresse à tes jeux
et
quand le soir l’avait reprise
seul
sur d’invisibles pelouses
qui
savourais à mains ouvertes
l’air
de cendre des crépuscules
et
la pluie molle des ténèbres
je
vois plus tard à cause d’elle
ta
joue en pleurs sur la margelle
mais
ton visage au fond du puits
tu
l’effaças à coups de pierres
c’était
lui qui te regardait Rien n’est jamais fini, 1977, p. 263
Mais
très vite Maurice Chapelan se tourne vers l’amour. En l’occurrence, à cet âge,
la petite Simone.
Petite
fille
Petite
fille d’autrefois
en
ce temps-là c’était la guerre
les
enfants n’avaient plus de père
je
revois tes cheveux tes yeux
et
le large ruban bleu
de
ta robe des dimanches
tu
me suivais tu me suivais
loin
des garçons et des filles
pour
toi je cueillais des mûres
je
volais des pommes
quand
nous courions par les champs
mon
cœur battait sous tes doigts
maintenant
je t’imagine
tu
es giletière
dans
une ville du Nord
au
bord de la mer
tu
souris aux matelots
celui
que tu aimes est en Chine
les
nuits de sirène et de brume
sur
ton lit bien éveillée
tu
regardes le mur noir
où
passe l’œil crevé du phare
tu
te souviens tu te souviens
du
petit garçon qui t’aimait. Rien n’est jamais fini, p. 263
Ce
poème a lui aussi paru dans la même livraison de 1939 de la revue LeBeau
navire, sous le même pseudonyme de Charles Mouron. Il le reprend dans le
deuxième tome de ses mémoires Rien n’est jamais fini. C’est dire si le
poète ne renie ni ses amours ni ses poèmes.
Reprenons
le cours de cette vie.
Nous
arrivons après la première guerre mondiale.
Après
Saint-Lô, en 1919, le père est nommé à Sète. Si le jeune homme est ébloui par
la mer, il souffre bien plus du climat qui lui convient mal : il a de
terribles crises d’asthme.
À
la rentrée, les parents ne voulant plus de cet enfant décidément insupportable
chez eux, l’envoient en Aveyron dans un collège religieux -sous l’influence de
sa mère devenue dévote- au collège Saint-Gabriel de Saint-Affrique.Dans ce pays
les hivers sont rigoureux avec beaucoup de neige ; et pourtant il n’y
avait pas de chauffage ni d’eau courante ! L’hygiène n’est pas vraiment
une préoccupation : on se lave les pieds trois fois par an et on prend un
bain une seule fois dans l’année. Les latrines sont d’une saleté repoussante.
Les enfants ont froid et faim.
La
souffrance est aussi morale avec
le poids des rites religieux, messes, prières, confessions, culpabilisations,
processions, etc. Il dénonce encore les mœurs des séminaristes
pédophiles. Lui-même est tenté par l’homosexualité.
Malgré
cette atmosphère, l’enfant se met alors, paradoxalement, à bien
travailler : « C’est ainsi qu’après avoir été un cancre à Saint-Lô,
je m’étais mis, en quatrième A, à travailler comme un ange. De ce point de vue
le système avait du bon. Et je possédais la clé d’un refuge où personne ne
pouvait me suivre. Je savais m’ouvrir les portes d’un univers intérieur, dans
lequel la réalité pénible qui m’étreignait devenait improbable, et réel ce
qu’il me plaisait d’imaginer.
Je me défendais par le rêve » Main courante, p. 109.
Revenu à Sète il fait
souvent l’école buissonnière et sa philosophie au collège de la Trinité à
Béziers, d’où il est renvoyé pour être allé au théâtre ; ce qui ne l’empêche
pas d’être finalement reçu bachelier latin-grec-philosophie en juillet 1924 à
18 ans.
Surtout,
malgré sa petite taille, ses pantalons courts et son cartable sous le bras, il
est pris par ses activités de séducteur.
Et,
à côté des femmes, sa grande affaire, c’est la littérature ; il parvient à
publier son premier poème, un sonnet, dans une revue intitulée Montpellier
dont je retiens la chute :
Et,
que l’on soit cigale ou simplement grillons,
L’illusion
du vers, bon ou mauvais, est telle,
Qu’à
travers un sonnet la vie est toujours belle. Main courante, p. 169
Ce
dernier vers, surtout, sonne comme une prophétie.
Le
jeune homme se rend ensuite à Toulouse pour étudier, le droit, bien sûr,
antichambre de la littérature, et là, durant deux années, il éprouve enfin la
liberté ; il en profite pour collectionner, on le devine, les relations
féminines. Il lui arrive d’avoir deux ou trois maîtresses en même temps et se
complique la vie à ne pas les faire se rencontrer !
Bien
sûr il échoue à sa première année qu’il passe « dans un état d’imbécilité
satisfaite » dira-t-il plus tard dans Main courante, p. 204
L’auteur
hésite entre un sentiment de vacuité, voire de culpabilité et celui, plus
honorable, de fierté devant sa philosophie hédoniste : « Ainsi
étudiais-je sans m’en percevoir, parce que je n’obéissais qu’à mon plaisir. En
toutes choses, le plaisir est la meilleure école ». Main courante,
p. 241
Son
père, exaspéré, lui trouve un emploi à Mont-de-Marsan, bien sûr à la Banque de
France. Il passe surtout son temps, de nouveau, à collectionner les aventures
féminines et à compléter ses lectures. L’amour et la littérature se constituent
comme les fondements de cette jeunesse.
Et
c’est surtout un révolté contre la morale bourgeoise de ses parents et des
institutions. Il découvre alors Rimbaud et son timbre poétique. Et pour les
amours, il dévore les contes libertins du XVIII° siècle. Le plaisir est son
maître mot. Que ce soit dans le libertinage ou la littérature, il ne s’est
jamais laissé guider que par son propre désir.
Il
se met alors à écrire une pièce de théâtre et un roman, Sylvère,avec les
conseils d’un ami poète Maurice Rey, ami que l’on retrouvera plus tard ;
le roman est refusé par Grasset (ironie du sort, on le verra plus tard). Il le
publie à compte d’auteur en 1930, grâce à l’argent de son père, aux éditions de
la Revue mondiale.
Le
mémorialiste en retire, après coup bien sûr, l’avant dernière phrase :
« Jeunes femmes blondes et libres qui passèrent, ne sachant qu’aimer,
l’offrande de vos corps, dont la volupté seule était l’âme, enchanta quelques
heures de ma vie » qu’il commente ainsi : « J’étais fier de
cette ‘musique’, je me barbouillais de cette marmelade. A vingt-deux ans, je
croyais que pour écrire il fallait ‘faire de la littérature’. À quarante ans,
j’ai compris qu’il s’agissait du contraire : qu’il faut se garder de la
‘littérature ‘ comme une peste ». Main courante ; p. 236
Mais
il rêve de Paris, sans trop savoir ce qu’il trouvera.
C’est
ainsi qu’il devient homme de lettres.
L’homme de lettres
Comme
tout provincial, Maurice Chapean n’a de cesse que d’espérer un avenir meilleur
à Paris pour se lier avec d’autres écrivains et entrer ainsi dans le monde
littéraire.
À
l’été 1930, il est accueilli chez Maurice Rey, cet ami qu’il a connu à
Pau ; il trouve un travail dans une compagnie d’assurance qu’il ne garde
pas. Il partage alors son emploi du temps entre le musée du Louvre, la
bibliothèque Sainte-Geneviève. Mais il crève la faim. Il dira plus tard :
« J’ai vécu six années cadavre. Seulement je continuais par habitude -par
hébétude- à faire assez bonne figure en société » » Rien n’est
jamais fini, Grasset, 1977, p. 17.
Cependant
l’écriture le ronge toujours et il met au point une nouvelle pièce de théâtre
sur son expérience de démarcheur d’assurance-vie et aussi un article intitulé
« Cinéma paradis artificiel ». L’un et l’autre demeurent inédits.
Et
il poursuit ses conquêtes amoureuses dont l’une sert de modèle à Bernard
Grasset, l’éditeur qui est aussi peintre amateur qu’il ne connaît pas encore.
Où revient encore une fois ce nom qui tiendra une si grande place dans la vie
de Maurice Chapelan. Il vit, dit-il, « logé, nourri, blanchi aux frais
d’une maîtresse adorable, n’étais-je pas comme un coq en pâte ? » Rien
n’est jamais fini, p. 127 La simple interrogation en dit assez sur le
remords du mémorialiste qui se penche sur sa jeunesse.
Cette
période, de nouveau, est tout entière vouée aux femmes et à la
littérature.
Il
poursuit aussi ses lectures : Baudelaire, Pascal, Montaigne, et Littré.
Puis il y aura La Bruyère, Stendhal, Joubert, Jules Renard, Gide, Valéry,
Lichtenberg, Montherlant, Chardonne et Jouhandeau, chez qui on reconnaît des
maîtres de style.
Ayant
épuisé tous ses sursis, il est requis, en 1931, pour le service militaire, à
Ajaccio. Après un temps à la citadelle, le voilà nommé à la bibliothèque des
officiers. Il passe son temps à rédiger une conférence sur Lorenzo Vero, poète
et philosophe. Il est antimilitariste mais parvient à se faire bien voir de ses
supérieurs. Jusqu’à séduire la femme d’un haut gradé !!!
Dès
son retour à la vie civile, il s’emploie à trouver une nouvelle maîtresse.
À
propos de ses amours tumultueuses le mémorialiste il a ce mot :
« Longtemps j’ai cru que l’amour serait mon refuge, mais la femme
inconstante (j’en avais de bonnes !) nous oblige de guérir sans cesse
l’amour par l’amour. Cette agitation des sens et de l’âme les use vite. » Rien
n’est jamais fini, p. 184. Maurice Chapelan corrige cette assertion, quand
il se relit, dans le sens d’une plus grande vérité par rapport aux femmes, pas
plus inconstantes que lui… Il se vante d’avoir eu quatre maîtresses en même
temps !! Deux sont enceintes pour qui il paie l’avortement. On peut juger
aujourd’hui que ce ne fut pas un être recommandable !!! L’un de ses titres
s’appelle fort justement Mémoires d’un voyou.Son mariage, en 1039, avec
la veuve de son ami Maurice Rey mettra fin définitivement à ses multiples et
orageuses conquêtes.
Ainsi,
au moment où il sort de sa vie de patachon, il entre vraiment en littérature par le biais d’un groupe de
poètes qui se réunit à la librairie « Le balcon » tenue par Philippe
Chabaneix ; là il fait la connaissance de Francis Carco, Vincent Muselli,
Léo Larguier, Luc Estang, Maurice Noël du Figaro et du peintre Olive
Tamari.
C’est
ainsi qu’il fonde Le Beau navire qui sort son premier numéro le 1er
novembre 1934 et qui aura six livraisons jusqu’à juin 1935.
Il
publie des poèmes et des articles dans la revue La Muse française, et
avec eux s’enchaînent les relations : ainsi Henri Clouard qui le conseille
à Bernard Grasset de qui il devient le secrétaire en 1934. Voici enfin le
personnage qui l’approche depuis si longtemps.
Mais
c’est un personnage difficile, entre les deux, les brouilles sont fréquentes
mais l’amitié, cependant, tenace.Il en fait un portrait terrible
« Singulier
secrétariat ! Mon rôle n’y fut, en vérité, que d’un monsieur de compagnie,
dont Grasset, incapable de rester longtemps seul avec lui-même, éprouvait le
besoin névrotique. J’avertis que ce que je vais avoir à dire concerne l’homme
intime autant que l’éditeur et l’écrivain. J’en parlerai, comme je fais
toujours pour tous et pour tout, avec une exactitude scrupuleuse. Puisse ce
portrait décousu, à petites touches prises d’après nature, aider à mieux
comprendre le caractère d’un être exceptionnel, dont j’ai gardé un souvenir où
l’admiration, l’agacement et une sympathie apitoyée se coudoient. […] Il savait
jouer étonnamment de son charme et assener aux gens des compliments excessifs,
dont il ne pensait pas un mot. Ainsi d’une muflerie légendaire […] Il
ressemblait à la fois à Bernanos et à Hitler, son visage faisant pour ainsi
dire maillon entre les deux. » Rien n’est jamais fini, p. 220
« Bernard
Grasset […] souffrait depuis l’enfance d’une névrose parait-il incurable, qui
le rendait hypocondriaque, autodestructeur, boulimique, dépressif et
sadique. » Rien n’est jamais fini p. 228
« Je
couchais dans une petite chambre voisine de la sienne, à la porte toujours
ouverte, d’où je pouvais apercevoir son lit du mien. […] Quand nous fûmes
devenus assez intimes, je lui répondais du tac au tac et nos engueulades
prirent parfois des proportions énormes. » Rien n’est jamais fini,
p. 223
Il
corrige par la suite ce portrait charge : « La spontanéité de Bernard
Grasset, si mufle parfois fût-elle, faisait partie de son charme, car il
passait alors dans son sourire et dans son regard un éclair de malice enfantine
qui désarmait la rancœur. […] C’était un homme du XVIII° siècle, un nostalgique
de l’Épitre au Roi, qui n’eût de goût véritable que pour ‘les chemins de
l’écriture’ […] et le libertinage » p. 235
« Mon
ecce homo n’a d’autres dessein de mettre en évidence son martyre et par
conséquent son excuse. J’ai eu de la sympathie, voire de l’amitié et surtout de
la pitié pour cet homme. » Rien n’est jamais fini, p. 231.
Mais
Grasset, c’est surtout un éditeur, et Maurice Chapelan nous informe sur la
manière très peu orthodoxe avec laquelle il acceptait ses auteurs :
« Il est exact que Grasset, à l’occasion un peu sorcier, fondait parfois
son opinion sur des signes, invisibles aux autres, où ceux de l’encre
n’entraient pour rien. Ce qui n’allait jamais sans sa connaissance personnelle
de l’auteur, ou de quelqu’un qui sût lui en parler, à moins qu’il s’agît plus
simplement de l’idée qu’il se faisait du contenu d’un ouvrage sur la seule foi
du sujet ou du titre. » Rien n’est jamais fini, p. 243.Et
d’insister ensuite pour dire tout le bien qu’il pense du moraliste qu’il fut.
C’est
surtout, pour Maurice Chapelan, un éditeur à l’ancienne mode. « Je ne
crois pas trahir un bien grand secret en révélant que beaucoup de ses auteurs,
et non des moindres, sont fidèles à sa personne plus qu’à la firme qu’il
dirige, et font spécifier dans leurs contrats que c’est à lui qu’ils se lient
et non à elle. Le trait est unique dans l’histoire de l’édition. » Rien
n’est jamais fini, p. 232
Bernard
Grasset le présente à son neveu Bernard Privat avec qui le courant passe
immédiatement, et le voilà entré dans la maison d’édition.
À
partir de ce moment, Maurice Chapelan devient un homme de lettres. Homme de
lettres, c’est-à-dire un écrivain, bien sûr, mais un homme qui se préoccupe de
littérature.
Maurice Chapelana déjà effectué, depuis près
de quarante ans, un immense travail de lectures et d’écriture qu’il va mettre
au jour.
C’est
un lecteur infatigable et un grand travailleur. Outre son emploi très
prenantde secrétaire de Bernard
Grasset, il compile deux anthologies qu’il publie au sortir de la
guerre :1946, Anthologie du poème en prose, Julliard et en 1947 Anthologie
du journal intime.
Cette
dernière anthologie nous
fait découvrir de nouveaux auteurs et Maurice Chapelan nous offre une préface
qui vaut qu’on en dise quelques mots.
Voici
ce qu’il dit du poème en prose, ce nouveau genre apparu depuis Aloysius
Bertrand, Rimbaud et Baudelaire : « L’importance de leur conquête
(sans rime), parfois méconnue et presque toujours incomprise, mérite que nous
fixions un peu nos regards sur elle. Cela va nous permettre de voir comment,
aux circonstances matérielles que nous avons exposées et qui composèrent un
climat favorable à l’art nouveau, s’en ajoutèrent de plus profonds
-c’est-à-dire toutes spirituelles. » Anthologie du poème en prose, 1959,
p. 19
Nous
le verrons plus loin, l’exercice de la poésie, chez Maurice Chapelan, ne se départit
pas d’une recherche métaphysique.
Voici
les auteurs qu’il choisit : Maine de Biran,
Benjamin Constant, Henri Beyle, Alfred de Vigny, Eugène Delacroix, Eugénie de
Guérin, Maurice de Guérin, Henri-Frédéric Amiel, Marie Bashkirtseff, Isabelle
Leseur, Marie Lenéru. Comme on l’entend, si les premiers auteurs (quoique) sont
connus, les deux derniers, les deux dernières, je devrais dire, mettent à
l’honneur des femmes, ce que l’on comprend bien chez cet homme amoureux.
Et
dans la poésie, plus encore peut-être que dans la métaphysique, c’est la
confession qui l’intéresse : « Ceci éclaire l’opinion que j’ai, que
les romans (« Madame Bovary, c’est moi », disait Flaubert) et les
recueils moralistes sont, en dépit de leur apparente objectivité et pour qui
sait les lire, la forme la plus intime de la confidence. » Anthologie
du journal intime, Laffont, p. 41. Pourtant Maurice Chapelan n’a pas
lui-même publié de journal intime ; il s’est contenté de l’autobiographie,
genre peut-être plus sincère à ses yeux.En réalité, quand il creuse, lui aussi
ce sillon de l’aphorisme, il voit bien qu’il ne parle que de lui, comme les
autres font.
Après
ces deux volumes et du fait de son amitié avec Bernard Grasset, en 1939, il
devient Directeur littéraire de sa maison d’édition. C’est dire que cet homme
de lettres qu’il est devenu est monté sur les plus hautes marches et qu’il est
maintenant un homme influent. Ce que confirmera son entrée au Figaro comme
critique littéraire un peu plus tard.
Entre
temps Maurice Chapelan a développé un goût pour l’écriture brève, maximes,
aphorismes et autres pensées. Il a, dans ce domaine, consacré un ouvrage à Sainte-Beuve,
à ses pensées et maximes en 1954.
Il
s’est lui-même essayé à cette écriture avecAmoralités familières,
Grasset, 1964. Notons bien le titre qui s’inscrit évidemment dans le droit fil
de sa critique de la morale bourgeoise. On peut penser bien sûr que c’est parce
que l’écriture d’un roman lui prendrait trop de temps qu’il se réfugie dans
cette écriture aphoristique. Sans doute, mais à bien y réfléchir, c’est surtout
l’exercice contraignant de la brièveté, de la formule, du jeu de mots qui
l’intéresse. Il s’inspire du mot de Joubert : « Le calembour lui-même
est une espèce de poésie : il a son jeu. » Amoralités familières,
p. 11
Voici
quelques exemples :
« Comment
mépriser les hommes et accepter les honneurs ? il faut mépriser les
honneurs et accepter les hommes », Amours amour p. 95
« Il
faut cultiver l’art difficile d’être mécontent de soi » pAmoralités
familières. 20
« Il
faut prendre la belle au bain » Amoralités familières 65
« Faire
du mieux avec du neuf » Amoralités familières 68
« Miroir
d’eau nous fait cygne, miroir digne nous fait sot » Amoralités
familières 73
« Je
n’ai Dieu que pour vous » Amoralités familières 95
En
effet, s’il se déclare « Mauvais mémorialiste », il aime la forme
brève : « Ce que je suis en train de vivre, dit-il, me retient
davantage que ce que j’ai vécu ; le journal et les pensées sont ma forme
d’expression la plus naturelle. »Rien n’est jamais fini p. 137
Et
dans ses maximes et pensées, son attrait principal est la langue.
C’est
ainsi qu’il devient grammairien.
Le grammairien
C’est
le début de cette incroyable carrière de grammairien à laquelle rien ne le
destinait.
Cela
ressemble à un canular car Maurice Chapelan débute sa chronique grammaticale un
1er avril 1961. Un recueil sera publié en 1989 : La
langue française dans tous ses débats.
Arrêtons-nous
un instant sur ce curieux grammairien. En effet, il n’est pas agrégé de
grammaire comme Étiemble ou Léopold Sédar Senghor. Il n’est pas un linguiste
patenté. Il n’a aucun diplôme.
Du
reste, il le dit lui-même : « Longtemps mon esprit a été une terre
ingrate, qu’il m’a fallu un acte de foi pour cultiver » Amours amour, p.
107.
« Comment
suis-je devenu grammairien, sans aucun diplôme de spécialiste ? Par amour.
J’ai appris le français, à mon insu, dans les bons auteurs, en particulier ceux
du XVIII°, dont la bibliothèque
de mon grand-père paternel était abondamment pourvue, déjà tout émerveillé, à quinze ans, autant
des polissonneries que j’y pouvais découvrir, par la clarté, la désinvolture
l’élégance, et je ne savais pas encore me formuler quelle rigueur logique dans
l’architecture des phrases, qui imprimèrent en moi leur marque… Ce n’est que
beaucoup plus tard, à partir de vingt-cinq ans, que la lecture des grammairiens
me passionna et que je fis l’acquisition du Littré. Celui-ci et
celles-là me servirent, bien entendu, à en savoir davantage, mais surtout à
approfondir le plaisir que je prenais aux lettres, et je les lisais comme
toujours j’ai continué de faire, avec gourmandise.
Cette
connaissance de notre langue, fondée sur l’amour - amour et connaissance qui ne
cessent de s’accroître l’un par l’autre – finit par mûrir en moi un grammairien
qui s’ignorait, que soudain Maurice Noël, rédacteur en chef du Figarolittéraire,
devait mettre au jour en me demandant, ce qui d’abord m’effraya, d’assurer la
chronique que je tiens maintenant depuis vingt-sept années, sous l’excellent
titre Usage et grammaire, qu’il trouva lui-même. C’est alors que, devenu
grammairien du « jeudi », il fallut me mettre à cultiver pour de bon,
je veux dire plus méthodiquement, un art - car son principal intérêt, à mes
yeux, est d’en être un - qui jusque-là n’avait été pour moi qu’un délicieux
violon d’Ingres. Au vrai il l’est resté.
À
l’inverse de mes illustres confrères, dont la formation universitaire et la
science dépassent de beaucoup les miennes, mais qui ont parfois le tort
d’oublier que la grammaire est aussi un solfège, j’enfile volontiers la venelle
sous le moindre prétexte langagier, et mes chroniques sont des flâneries qui
m’amusent avant d’amuser, du moins me l’écrivent-ils, la plupart de mes
lecteurs. Ce délayage n’en contient pas moins, à chaque fois, l’élucidation d’un
point de grammaire ou de syntaxe, qu’il rend ainsi plus agréable à avaler.
J’espère même que de la sorte l’efficacité en est plus grande.
En
somme je suis un grammairien homéopathe. » Débats intro.
Je
ne résiste pas à vous faire écouter un extrait d’une chronique choisie parce
qu’elle a rapport avec un thème très cher à notre auteur, je veux parler des
femmes :
« Amener,
emmener :
Si
l’emploi du verbe amener n’est pas conforme à l’étiquette, saisissons
l’occasion d’ajouter que le verbe mener
et ses composés amener, emmener,
s’entendent des personnes ou des animaux, et ne doivent pas plus être confondus
entre eux, qu’amener avec rapporter ou emmener, avec
emporter, qui se disent des choses : on apporte des fleurs à
une dame ; onl’emmène ensuite au restaurant, ;enfin, si l’on peut, on
l’amène chez soi ; et parfois, le lendemain, s’aperçoit-on qu’elle a
emporté notre portefeuille – ou souhaitons-nous que le diable l’emporte !
(La femme, dans ce dernier exemple, étant assimilée à une marchandise
encombrante.) Quant à la grammaire, voyez où elle nous mène : à écrire un
véritable petit roman, très moral. » Débats, p. 153
« Culottes :
Je vais vous faire, une fois de plus, un petit sermon. Pas sur la
montagne : sur le delta. Pas celui sur le Nil, mais du nid : « une
femme a l’importance d’un nid entre deux branches », a dit Jules Renard.…
Sermon tout grammatical, bien entendu. Il va s’agir, en effet, du singulier
pluriel qu’est décrire culottes avec un s, voire une paire de
culottes, même s’il n’est question que d’une ; […] Ces considérations, mes
très chères sœurs, ont dû vous paraître rétro. Aujourd’hui vous portez des slips
(mots anglais qui signifie glisser, avec une connotation de ‘favorable à
la chute’). Ou mieux, ou qui pis est, des cache-sexe (mot invariable).
André Gide, qui s’y connaissait … mais oui ! …l’a défini ainsi : ‘… une
feuille cache-sexe dont la tige passant entre les feses, rejoint par derrière
la ficelle qui sert de ceinture.’ Il reste néanmoins vrai, en dépit ici des
apparences, que les secrets de la lingerie féminine, comme ceux de l’amour et
de la guerre, s’apprennent mieux sur le terrain que dans les livres. »
Voici
quelques autres petites perles glanées ici ou là : La langue dans tous
ses débats :
« Il
faut être impitoyable lorsque que la clarté de la langue française est en
jeu » (La Langue dans tous ses débats, p. 66
« il
suffit, grammaticalement, d’être assez nombreux et de persister assez longtemps
à avoir tort pour finir par avoir raison » Débats p. 96
« Le
purisme absolu n’a sa raison d’être que chez l’écrivain qui s’en fait une
esthétique, ou mieux une poétique, comparable aux règles de la versification, à
cause de la fécondité qu’il reconnaît à ce genre de contraintes. Autrement dit,
il n’accepte l’obstacle que parce qu’il est convaincu que celui-ci est un
stimulant pour le saut. Et à contrario, ne voit-on souvent aujourd’hui, en
poésie, que l’absence totale d’obstacle stimule surtout – le sot ? » Débats
p. 175
« S’il
y a presque toujours un curieux, voire un passionné de grammaire, chez tous les
grands artistes du verbe, prosateurs ou poètes, il n’y a presque jamais un
écrivain digne de ce nom chez les grammairiens professionnels. […] On dirait,
en ce qui concerne la morphologie et la syntaxe, que de posséder à fond la
science ou l’usage sont deux notions qui s’excluent. En d’autres termes,
l’écrivain, tout en usant de la grammaire, en abuse et parfois la viole :
où l’on voit que, ce faisant, il lui fabrique un avenir et donne une bonne
partie de leur raison d’être aux grammairiens et aux linguistes. » Débats,
p. 197-198
« Quand
il se perd une nuance de langage, il se perd une nuance d’âme ; toute
défaite de la syntaxe est une défaite de l’esprit. Ceux qui luttent pour que
l’esprit vive doivent donc dresser leurs barricades autour du langage, qui est
le cœur même de que qu’ils défendent. Par exemple, maintenir l’imparfait du
subjonctif, c’est défendre, sinon parfois la beauté, du moins toujours la vertu
– une certaine vertu. » Débats p. 215 (autocitation de 1957)
« Variété,
souplesse et vie. Ces trois mots me touchent, car ils nous rappellent, ce que
trop de grammairiens oublient, que la grammaire est aussi -est d’abord, dirait
le poète- un solfège. » Débats p. 216
« J’implore
les académiciens français de voter d’urgence la suppression de ce terrifiant
accord : quand le participe passé se conjugue avec avoir – et même
avec être. Quoi ? Eh oui, mes chers et illustres confrères,
celui-ci aussi, si facile, est en train de foutre le camp. Pour nos étrennes,
par pitié, débarrassez-nous de ces moribonds ! On achève bien les
chevaux. » Débats, p. 223
« Les
règles sont faites pour être violées […] un écrivain doit connaître la
grammaire comme un escroc le code » (entretien avec Bernard Pivot 28/05/1975)
Vous
voyez qu’il a des opinions tranchées et que ce n’est pas un grammairien
farouche. Ou alors pourrez-vous penser qu’il est trop laxiste. Je vous engage à
parcourir ses textes de La Langue dans tous ses débats qui reflètent
bien ses prises de position pas si lénifiantes que cela.
Ce
qui domine chez Aristide, c’est l’amour du langage. Amour, vous l’aurez compris
qui est le maitre mot de toutes ses activités littéraires.
L’amoureux
L’amour
est en effet la grande affaire de sa vie, surtout dans sa jeunesse, on l’a vu.
Mais ce thème va nourrir nombre de ses écrits.
C’est ainsiquele
grammairien offre un nouveau visage, plutôt incongru, celui d’un libertin.
De nombreux titres de Maurice Chapelan
tournent souvent autour de ce thème : Amours, amour, Amantes en
abîme, Amoroso, par exemple. Il a sa philosophie : « Moi
qui ne suis pas un métaphysicien, mais un moraliste, je déclare que la volupté,
au même titre que l’ascétisme -dont je suis un partisan convaincu à mes heures-
est un devoir du corps envers l’esprit. » Rien n’est jamais fini,
p. 19
Et
de fait, dans ses autobiographies, une très large place est consacrée à ses
relations féminines, on l’a vu, qu’il avoue être très nombreuses, même s’il ne
s’attarde que sur deux ou trois qui l’ont beaucoup marqué.
Mais
l’amour, à ce moment, se vit surtout dans les lettres. Vous allez entendre deux
poèmes d’amour qui en réalité n’en forment qu’un seul. Maurice Chapelan
explique que la première partie est classique, où les alexandrins sont coupés
en hémistiches ce qui met en valeur son architecture rythmique. La deuxième
version est dite moderne, mais d’un modernisme qui refuse les excès du
modernisme qui met trop de blanc : mais, dit-il, « je l’ai voulue
rigoureuse par la disposition, parfois symbolique de la mise en pages, et dans
le dépouillement d’un style qui ne comporte pas un seul adjectif ». Amante
en abîme, p. 101
Prélude
Une
Femme la mer
d’immuable
mémoire
écho
des longs sommeils
à
l’abri des rondeurs
par
l’envers ou l’endroit
de
sa riche baignoire
de
sang de voix de lait
de
cheveux et d’odeurs
une
femme la mer
plus
haute que l’espace
pour
l’œil du condamné
amoureux
des oiseaux
rumeur
des fonds velus
dont
s’imprime la nasse
dans
sa houle endormie
au
sable des berceaux
après
les soies du soir
si
l’ouragan la gerce
on
en entend gronder
l’orgue
du ventre ouvert
violence
ô douceur
quand
l’homme la traverse
des
langes au linceul
une
femme est la mer
Vers
la rive oubliée
escale
des palombes
entre
les troncs tortus
que
hante le hibou
leurs
envols y frôlant
les
châtaignes qui tombent
sous
des sabots furtifs
le
frisson d’un caillou
l’enrouement
du corbeau
sur
la mélancolie
des
étangs noirs l’hiver
fit
pourrir là tant d’ors
au
plain-chant de sa chair
ajoutent
la magie
de
tout ce qui se meurt
et
naît des êtres morts
dans
les reflets sans fonds
de
vos métamorphoses
branchages
mis à nu
par
vos mouroirs flottants
de
son charme effeuillé
moins
présents que les poses
que
je vois m’éclairer
les
corridors du temps
elles
me crient au cœur
ce
que criait la craie
puni
seul au tableau
quand
l’ithyphalle en moi
affamé
d’une femme
y
griffonne la raie
interdite
aux désirs
d’un
trop précoce émoi
Cette femme la mer
je
la remue en elle
sa
pâte à pleines mains
pétrie
au feu du soir
deux
nageurs que le flot
ayant
noués flagelle
le
gémissant accord
des
grains et du pressoir
complices
accomplis
de
l’unique tempête
étreindre
que nos vies
créées
par ses remous
détournent
sans fin
l’envoûtante
oubliette
des
sources de la mort
au
donjon des genoux
les
membres confondus
de
nos corps sans chemises
aiguisent
au sommeil
le
réveil du désir
qu’en
leur mol incarnat
quatre
valses surprises
pour
nous remettre au monde
assument
d’assouvir
puis
glisser sur des vers
défouis
du fond des livres
dont
l’ombre inépuisable
a
mûri la clarté
par
nos doigts nos regards
le
vin de lèvres ivres
jusqu’au
soir à sa lampe
et
ton sexe écarté
d’un
vieux poète ami
que
la mort nous dérobe
si
ma voix de la sienne
étrangle
la chanson
ta
jeunesse attendrie
arrache
de sa robe
où
suspendre à ton cœur
le
poids de ma saison
s’efface
entre tes seins
que
nous sommes poussière
quand
ta chair fraternelle
ensorcelant
la nuit
allaite
de ton souffle
une
forme éphémère
et
la délivre en toi
du
néant qui l’emplitAmante en abîme, Grasset, 1989
Vous
avez bien entendu que ces poèmes sont fortement teintés de sexualité. Maurice
Chapelan revendique son penchant pour les choses du sexe, il s’en fait même une
philosophie. Car pour lui l’exercice de la volupté fait partie intégrante de
son amour de la vie et de la littérature.Mais il ne faudrait pas voir en lui
une sorte de Don Juan ou celui d’un pervers ; non, il se présente comme un
amoureux des femmes avec une morale digne d’un gentleman : « Que
le bonheur qu’on prend ne soit pas du malheur qu’on donne : je n’ai pas
d’autre morale ». 228Amours amour, Grasset, 1967
Au
chapitre des amours, je n’aurais garde d’oublier les récits érotiques que
Maurice Chapelan a publié sous le nom d’Aymé Dubois-Jolly, aux titres tout à
fait explicites : Les mémoires d’une culotte (1978), Les
mémoires d’un plombier (1980), Le confesseur confessé (1981) et
enfin Le petit oiseau d’Anatole (1983). Mary Munro-Hill, vient de
publier un quatrième tome d’analyse des œuvres de Maurice Chapelan,
intitulé Love and laughter in the works of Aymé Dubois-Jolly ;elleprend
pour fil conducteur l’humour avec pour toile de fonds les œuvres licencieuses
du siècle des Lumières, les références à Diderot ou au marquis de Sade étant
nombreuses.
Et, précisément, c’est dans cette lignée que
se situe l’auteur, comme il le dit dans sa préfaceauxConfessions
d’un plombier : « immoraliste plein d’esprit. L’auteur s’en est donné
à cœur joie d’y pourfendre les préjugés et les tabous dont il avait été victime
dans son enfance. Elles sont aussi d’un amoureux des mots, ivre de liberté
sémantique, d’un érudit en goguette que la richesse de l’argot émoustille, mais
non moins féru de rigueur grammaticale. »
Pour ce qui concerne l’humour, prenons cet
exemple : « Cu cu me voilà ! »
Et
puis il ne faudrait pas oublier le grammairien qui même dans ces ouvrages tire
le meilleur de la langue, à
savoir le vocabulaire ; ainsi Jeanne Cressanges dans sa préface
cite quelques-unes des appellations que l’on découvre chez Aymé
Dubois-Jolly : hampe, pétrus, rubbicon, tapanard, moniche, cliquette (p.
xi).
Il
y a aussi quelques références toutes littéraires à Céline, Valéry « Perdu
le foutre, ivres les eaux ! » p. 130 Les Mémoires d’une culotte
On
peut aussi y déceler des préoccupations métaphysiques : « L’Enfer,
non, rectifia Monseigneur, qui avait de la sympathie pour les intégristes. Mais
je crois qu’il n’y a personne dedans. Dieu est trop bon. »
Je
ne résiste pas à vous donner cet exemple qui allie l’humour, l’amour (de soi),
de jeu de mots avec le personnage de la Bible Onan, qu’on interprète souvent
comme une allégorie de la masturbation, qu’il détourne joliment : « Se
contenter d’Onan donnant », p. 223Amours amour, Grasset, 1967.
Détournement qui éclaire la vision de l’amour de Maurice Chapelan, centrée sur
la réciprocité du plaisir.
Mais
il avertit qu’il est un homme sensible, comme les autres : « J’ai été
amené très tôt à dissimuler un cœur vulnérable sous le masque du libertin/
Masque n’est pas cuirasse ». 229Amours amour, Grasset, 1967
sensible
Toute
sa philosophie se résume en effet à cette recherche du plaisir sans complexe ni
culpabilité issue d’une morale catholique : « Je jouis à mon aise,
qui n’est point pécher, parce que j’ai perdu la foi. D’ailleurs, avec ou sans
elle, quelle importance, aux yeux d’un Créateur s’il existait, que nous usions
librement de moyens de notre plaisir puisqu’il en serait l’auteur. » (Le
Confesseur confessé, in Mary p. 141) L’important, en effet, est cet hymne à
la vie où la religion n’a que faire.
Il
conspue les bons prêtres, loue les mauvais : « Les prêtres sont des buralistes. S’ils n’ont pas,
qu’ils devraient avoir, une carotte pour enseigne, ils font recette avec de la
fumée » (Le confesseur confessé, in Mary 165) Il tient cet
anticléricalisme de son passage entre les mains des oratoriens et des religieux
du collège mais aussi de la bigoterie de sa mère.
Et
il place au même rang Sainte Thérèse et la Juliette du marquis de Sade
puisqu’elle allient mysticisme et sensualité. Mary 148.
Car
l’amour le rapproche de la spiritualité.
Ainsi,
la volupté offre autant un stimulant créatif qu’un accès au mysticisme :
« Seul l’amour m’a donné parfois le sentiment du sacré » 238Amours
amour, Grasset, 1967 c’est ainsi qu’on peut aussi le qualifier de
spiritualiste. Et il a cette belle formule : « Il faut sortir de l’église pour voir
le ciel » Amours, amour p. 141. On le voit cette
spiritualité confine au mysticisme mais se fait sans l’aide de la religion,
peut-être même, au contraire, contre elle.
Alors
il affirme« J’appartiens à l’espèce la plus répandue : les
agnostiques spiritualistes », Amours amour p. 70 C’est qu’il croit
en une espèce de divinité qui n’appartient pas à l’église. Il parvient à une
sorte de mysticisme sans dieu, où tout est dieu, et surtout la terre :
« Plaisir de prendre la terre à poignée d’en écraser les mottes noires
dans sa paume, d’en sentir la fraîcheur et le grain, la douceur humide, et de
la laisser glisser entre ses doigts pour la rendre au sol, en une libation où
l’on invoque la nature féconde. Amours amour, p. 24
« Quel
plaisir, les froides nuits d’hiver sans lune, que de compisser la terre durcie
du jardin en regardant les étoiles ! Cette libation s’accompagne d’un
frisson dans les lombes et dans l’esprit, où Dieu et le grand Pan
s’accordent. » (Amours amour, Grasset, 1964, p. 33) Il rejoint un
Dieu personnel bien plus proche des forces telluriques que des églises dans un
beau mouvement archaïque.
Ajoutons
à ce chapitre l’exercice obligé que constitue le blason qui allie encore une
fois l’amour à la poésie :
Blason
de S
O
la sournoise ciselure
de
ta nuque, où le petit rond
D’un
baiser, tombé d’aventure,
S’élargit
jusqu’à ton giron !
O
tes yeux, fendus en amante,
couleur
d’étoiles et de nuit,
Leur
abîme tendre m’aimante
Et
précipite au fond du
lit !
O
tes pieds, non pas minuscules,
Mais
si cabrés qu’ils en ont l’air,
Plus
légers que libellules
Au
jonc flexible de ma chair !
O
salive sur cette langue
Dont
mollit ou m’entre le dard
Je
la mâche comme une mangue,
Tu
me gorges de son poignard !
O
tes seins, moulés à la louche
Que
de jolis jeux on leur doit,
L’autre
s’étirant dans ma bouche
Quand
l’un durcit contre mon doigt !
O
serpent choyé d’une échine,
Mon
chapelet quotidien,
La
sœur des plus souples de Chine
Et
qui m’enchante au temps de Chien !
O
ton ventre, doux à ma joue
Lors
du plaisir, un peu pervers,
De jouir de la main qui joue
Au
creux de tes genoux ouverts !
O
les chemins bleus de ta hanche,
D’où
la danse de mes doigts, dix,
De
mes deux lèvres l’avalanche,
Vont
envahir ton pubis !
O
détours, sur la cuisse lente,
Vers
le berceau de tes jarrets,
Toi,
d’être prise, pantelante,
Que
j’épuise par tant d’apprêts !
O
l’excès rose de ton sexe,
Buisson
de muscles et d’humeurs,
Sous
l’ébène épaisse et convexe
Que
j’aime à mourir quand tu meurs !
O
le revers de sa médaille,
Ton
cul élastique, écarté,
Qu’à
pleines paumes je tenaille
Puis
perce d’un ongle éhonté,
Pour
savourer ton enthousiasme
Au
plus secret de son éveil :
Y
palpitent, noirs, dans l’orgasme,
Les
rayons d’un étroit soleil !
Reste
à célébrer ton visage
A
l’abandon sur l’oreiller,
Endormie,
ô mon enfant sage,
Tandis
que me tient éveillé
Le
sortilège en la virgule
Où
ton sourire encor s’étend :
Dans
les sables du crépuscule,
Ombre
d’oiseau sur un étang !
Amoroso,
Le Cherche midi, 1990, pp. 95-97
La
femme est vécue presque comme une divinité, comme le souligne cette litanie
d’adresses : « ô tes yeux », « ô tes pieds » qui fait
de la femme un élément de la nature entière qui ouvre chez Maurice Chapelan un
accès à la spiritualité.
Il souligne même que : « l’exercice
de la volupté est la condition du développement intellectuel. » Mary158
C’est-à-dire que sa philosophie hédoniste prend pour base la jouissance du
corps autant que celle de l’esprit.
Le tout, comme on vient de le voir avec le
blason, ne peut s’exprimer le mieux que par l’exercice de la poésie.
Le poète
Maurice
Chapelan a commencé par la poésie, et la grande affaire de sa vie, c’est la
poésie. Que ce soit l’homme de lettres, le grammairien, l’amoureux, tous ses
thèmes ont pour mode d’expression la poésie.
Et
ses vers, sont, comme lui, inconnus.
Je
vous en ai fait entendre quelques-uns, des plus anciens aux plus récents. Leur
auteur n’a pratiquement jamais publié de recueils en tant que tels,
Il
a commencé assez modestement par la traduction d’un auteur dont il se sent très
proche, Omar Khayyâm, 1969 : Cent quarante-deux robaï d’Omar Khayyâm
d’après la traduction anglaise de Edward FitzGerald (1852), Grasset
Cent
quarante-deux robaï d’Omar Khayyâm d’après la traduction anglaise de
Edward FitzGerald (1852), 1989.
J’ai
regardé pensif
un
potier diligent
debout
devant son tour
en
suivre la cadence
pour
façonner des pots
de
même contenance
avec
les mains d’un roi
et
les pieds d’un mendiant, n° 30
*
Perdre
d’un cœur égal
la
vie ou sa pantoufle
pour
personne ici-bas
jamais
rien n’est acquis
on
respire ignorant
qui
vous prête le souffle
et
quand on rend le souffle
on
ne sait pas à qui. n° 57
*
Laissant
les astres choir
comme
un pommier ses pommes
dans
l’herbe du Néant
dieu
propage le rond
d’une
bague sans fin
qui
bâille du chaton
puis
dit : « Il y faudrait
une
perle. » Et fait l’Homme. n° 60
*
M’a-t-on
fait pour le Ciel
ou
pétri pour l’Enfer ?
J’aime
mieux au comptant
qui
comble mon attente
un
luth et du vin frais
dans
les bras d’une amante
qu’à
terme au Paradis
dont
le prix est amer. n° 67
*
De
la rose et du Vin
l’ivresse
ne délivre
que
les cœurs avertis
de
leur secret usage
ne
sois pas l’ignorant
aveuglé
par son livre
puisque
celle du Vin
ne
peut s’ouvrir au sage. n° 109
*
Du
pain du vin et du beau temps
un
livre de vers puis s’étendre
auprès
d’une fillette tendre…
N’échangerais-tu
pas Sultan ? n° 115
*
Je
remets à plus tard
la
tristesse et l’ennui
à
moi le vin la rose
un
luth et mon amante
le
chiffre de mes ans
a
dépassé septante
ou
quand donc me réjouir
si
ce n’est aujourd’hui ? n° 129
Pour
lui la poésie est le cœur sensible de la littérature, parce que c’est le genre
où l’on ne triche pas : « Les poètes, souvent méconnus s’en
accommodent (de la gloire) mieux, je crois, que n’importe qui, parce que
l’exercice de la poésie suffit à leur donner des satisfactions profondes :
plus d’un écrivain prend de plaisir vrai à écrire, plus se montre-t-il
indifférent aux signes extérieurs de la renommée. » Amours, amour p.
96 On reconnait bien là l’homme Chapelan, modeste derrière son masque.
Il
considère la prose comme étant pour lui, la véritable poésie : « Les
vers que j’écris sont pour moi une autre sorte de prose, où le rythme et la
rime animent sa marche et l’amusent. La prose est ma poésie. » Amours,
amour p. 115 Et il
insiste :
« Je lis et écris avec mes
oreilles » p ; 116Amours, amour dit-il. En réalité, on voit
bien qu’au-delà de la formule, ce sont bien les vers, le traitement du vers qui
l’attire.
Dans
les quelques exemples qui vont être lus, on ne sera pas étonné d’entendre
traiter le thème de l’amour :
Nada
Au
noyau soyeux du silence
que
tricotent les doigts du feu
l’esprit
réduit à sa présence
s’absorbe
et se prend pour enjeu.
Sur
la page que l’ombre efface
languide
glisse une main lasse
vivre s’achoppe au temps vécu
et les beaux lacs de la
mémoire
laissent
paraître dans leur moire
les
vaisseaux brûlés d’un vaincu Amoralités familières, p. 221
*
Un même lin de solitude
nous
lie au lange et au linceul
désert
parmi la multitude
on
meurt et l’on a vécu seul.
Amour
amis famille ou gloire
garderaient-ils
notre mémoire
chacun
suffit à son trépas.
O
l’absence en lui bourdonne
la
bière où la caillou résonne
et
la vie éloignant son pas Amoralités familières, p. 225
*
D’une
chambre il suffit au sage
ô
Diogène – ou d’un tonneau.
Sans
vin ni livres ni visage
il
s’enivre d’un verre d’eau.
Bonheur
bizarre être lucide
sous
le plein connaître le vide
distinguer
l’envers de l’endroit
le
cabotin sous le stratège
et
ne pas tomber dans le piège
d’un
monde où le mensonge est roi Amoralités familières, p. 227
Conclusion
Il
résume ainsi sa vie : « Tout m’a été donné, je n’ai rien conquis. Ma
vie : une succession de miracles. Il est vrai compensés par trois ou
quatre grands malheurs : une mère indifférente, une maîtresse follement
aimée qui vous quitte, l’ami qui retire sa main au moment où vous perdez pied,
la mort d’un fils. » Constat pessimiste, il faut le voir, mais aussitôt
compensé par cette affirmation : « On aurait pu être haï par sa mère,
bafoué par sa maîtresse, poussé à l’eau par son ami ; on voit des fils assassiner
leur père » Amoralités familières p. 139 Avouez que ce poète a
acquis une certaine sagesse !
Que
ce soit ces mémoires, ses amours nombreuses et ses relations littéraires ;
que ce soit le penseur qui écrit des maximes frappées au bon coin du bon sens ;
que ce soit encore, bien sûr, le grammairien si érudit, à la fois rigide et
souple ; que ce soit enfin l’amoureux pour qui, l’amour mène au ciel, nous
entendons derrière ses écrits un poète.
J’espère
que j’aurais suscité chez vous le désir de lire les œuvres de cet homme de
lettres qui se plaisait à se faire oublier : la chose est si rare qu’il
faut bien une petite communication pour le souligner.
Vous
savez maintenant que ce grammairien n’est pas tout à fait ordinaire, c’est un
grammairien amoureux ; davantage, devrais-je dire en reprenant ses
propres mots et pour revenir à l’étymologie de mot « amoureux »,
« un amateur ». p. 127Amours amour, Grasset, 1967.
Bernard
Fournier